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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

théiste, parce que l’essence, l’être de l’homme n’est qu’un. Le païen a des dieux et des déesses, des divinités nationales et locales ; le chrétien a un Dieu qui n’a aucune de ces particularités spéciales. L’Homme-Dieu des chrétiens a pour caractère particulier l’absence de toute particularité ; Jésus le Christ, sans doute, est individu, mais un individu généralisé et universel, dans lequel il y a toutes les personnes et tous les nombres : moi, toi, nous, vous. Le païen n’adore point l’homme en général, il est donc forcé à suppléer par la quantité, tandis que le chrétien, qui adore l’être humain une fois pour toutes, se passe facilement de toute autre idolâtrie personnelle.

On a tant parlé de l’humilité des chrétiens et de l’orgueil des païens, qu’il vaut la peine, ce me semble, de regarder la chose de plus près. Dans le christianisme, les hommes héritent la noblesse divine de la part de leur père, qui est l’homme : Cyprien dit que le Christ est le prototype de l’homme, c’est-à-dire du chrétien, et que le Christ a voulu être ce que l’homme est, pour que celui-ci puisse devenir ce que le Christ est. Le chrétien est ce qu’il est par l’essence humaine, il est donc forcément modeste et résigné, car on ne saurait raisonnablement s’enorgueillir de ce qu’on n’est pas par et de soi-même, mais par un autre être.

Le chrétien est déjà Dieu dans sa première enfance ; le païen n’acquiert l’état divin qu’au prix des labeurs les plus pénibles, s’il ne préfère pas de devenir un dieu par un décret du sénat, comme les Lacédémoniens disent à Alexandre qui leur ordonne de le placer parmi les dieux : « Le roi macédonien veut être dieu ; eh bien, qu’il le soit. » Le chrétien est Dieu-né ; il est Dieu par nécessité intérieure et métaphysique ; Le païen ne devient Dieu que quand les autres hommes l’ont proclamé Dieu, et il en est justement fier. Bref, les païens de l’antiquité sont superficiels, les chrétiens sont profonds quand ils adorent l’homme ; ceux-là font de la divinité une aristocratie, ceux-ci une démocratie communale, dans laquelle tout individu peut dire : Moi aussi je suis Dieu.

L’élévation au rang des dieux immortels, telle qu’elle se montre surtout dans la période de la décadence hellénique et romaine, fait voir d’une manière éclatante la nature essentielle du paganisme ; quand une chose périt, son être apparaît plus distinctement aux yeux de l’observateur que jamais. Les païens élèvent au rang des