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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

sans elle tout serait rien. S’il n’y avait pas des existences, le néant serait là, c’est-à-dire il n’y aurait rien du tout ce qui impliquerait contradiction. Ainsi la fameuse question : « Pourquoi l’univers existe-t-il ? » ne permettra que la réponse : « parce que le non-univers serait un non-sens. » L’existence, en effet, c’est la nécessité invincible, absolue. Les philosophes de la spéculation métaphysique nous disent que l’univers a été né du néant, ou plutôt de la négativité ; c’est ce nom-là qu’ils ont adopté pour désigner un néant qui porte en lui-même la nécessité de cesser et de devenir existence. Ce néant antémondain ne doit toutefois point être exprimé sous forme d’un être ontologique ; c’est plutôt tout simplement le rien qui existerait par impossible, si l’univers n’existait pas. J’insiste ici principalement sur ce que l’univers existe par nécessité intérieure, mais nullement par une nécessité extérieure qui aurait son point d’issue, son point d’appui dans un être différent de cet univers. La nécessité de l’existence universelle ou, si vous voulez, de l’univers existant est précisément la nécessité de l’intelligence. On a beau déclamer contre cette thèse, elle n’en sera pas moins rigoureuse et claire ; l’intelligence, cette lumière intérieure, est comme la lumière extérieure, sans l’une et sans l’autre, l’univers serait nul, et en disant que l’intelligence est l’existence ayant conscience d’elle-même, nous sommes sûrs de ne point dire trop.

On reproche à ceux pour qui Dieu et l’immortalité personnelle n’existent pas, d’être incapables de se sacrifier pour autrui mais c’est ou une calomnie grave ou une grave erreur. Ils sont du moins sincères, ils ne font des sacrifices que de bon cœur, tout autre leur parait être une hypocrisie, et partant un péché. Ils proclament comme principe supérieur la domination de soi-même, l’encratie, et ils rejettent l’abnégation de soi-même. Eux aussi ont des sentiments qu’ils appellent religieux pour les distinguer des sentiments vulgaires de la vie journalière : ce sont les nobles et mélancoliques sentiments qui naissent à l’idée de leur propre mort, au souvenir des bien aimés, à la mémoire des grands personnages historiques, à l’étude du passé du genre humain, et quand ils plongent le regard dans les ineffables profondeurs de l’âme, ou dans les abîmes si effroyablement silencieux et immenses de la nature : soit dans la goutte d’eau, soit dans le ciel étoilé. Mais il n’est pas convenable, ce nous semble, de vouloir se servir de ces sentiments anonymes et mo-