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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME


Chapitre III.

Dieu, un Être de la Raison, de l'Intelligence.


Religion, c’est le mot technique pour exprimer la grande scission que l’individu humain fait en lui-même, en disant : « Dieu est infini, l’homme ne l’est pas ; Dieu est parfait, l’homme ne l’est pas ; Dieu est éternel, l’homme ne l’est pas ; bref, Dieu et l’homme sont deux pôles diamétralement opposés. » Nous prouverons dans ce livre que cette scission entre l’homme et le Dieu de l’homme, cette scission dont se sert la religion comme point de départ, n’est qu’une scission que l’homme a engagée d’avec l’être humain, d’avec l’essence humaine.

D’abord si Dieu était un être entièrement différent de l’être humain, il n’y aurait jamais une scission ; que se soucier, en effet, d’un Dieu qui n’a pas de contact avec notre nature essentielle ? La possibilité d’une scission n’existe qu’entre deux êtres qui doivent, qui peuvent s’entendre et harmoniser ; leur discorde est donc regardée comme quelque chose contre leur nature. L’être divin, en tant qu’impersonnel, c’est l’intelligence conçue comme objective, comme non appartenant à l’individu humain. L’être suprême, dans ce sens-là, est l’expression que se donne la raison ou l’intelligence. C’est l’idée par laquelle la raison a conscience de sa propre perfection, bref la conscience que la raison a d’elle-même. La raison ne connaît point les souffrances de l’âme ; elle n’a ni faiblesses ni passions, ni besoins, ni antipathies, ni sympathies. Des individus dominés par la raison pure et simple, jouissent à la vérité d’une liberté froide, mais limpide et lucide ; ils sont au-dessus des vagues si chaotiques, si brûlantes des passions ; ils ne s’engagent jamais, ils restent indépendants et ils en sont tiers, Ils disent : « Tout, absolument tout est vanité, soumettons les objets à nous, gardons-nous de nous soumettre aux objets, échappons le plus possible à nos besoins personnels, rendons-nous semblables aux dieux immor-