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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

de joie, d’espoir, de confiance, son Dieu l’aime par conséquent. Et quand Melanchthon parle si souvent d’un Dieu qui se met en colère contre les mortels (Deus vere irascitur), après avoir sympathisé avec eux, alors, il me semble, il est temps de trancher le mot, et de dire, sans détour et hypocrisie, que ce Dieu-là ne diffère en rien de l’âme humaine, de l’être humain. Ainsi, dans la religion l’homme s’incline devant l’homme, devant un Dieu qui est la personnalité humaine elle-même, et la célèbre phrase quod supra nos, nihil ad nos, doit se traduire par celle-ci : « Un Dieu, qui ne nous impressionnerait, ne nous influencerait pas d’une manière humaine, en d’autres termes, qui ne réveillerait pas en notre cœur des sentiments humains, ne nous répéterait, pour ainsi dire, nos propres sensations et sentiments d’homme, bref qui ne serait homme avec les hommes Dieu serait nul, n’existerait point pour les hommes. » Luther l’a déjà dit mille fois.

La religion se trompe donc, quand elle croit posséder des sentiments propres à elle seule. Elle a l’habitude de revendiquer exclusivement a Dieu tous les sentiments, toutes les affections qu’un homme éprouve, soit vis-à-vis de ses semblables, soit vis-à-vis de son moi, de sa conscience, soit enfin vis-a-vis de la grande nature de l’Univers qui l’environne ; la religion, par exemple, dit Ne craignez point l’homme, craignez votre Dieu ; n’aimez point l’homme (c’est-à-dire aimez pour lui-même, par lui-même et à cause de lui-même), mais aimez votre Dieu ; ne vous humiliez point devant l’homme, mais humiliez-vous devant votre Dieu ; ne mettez point votre confiance dans l’homme, mais dans votre Dieu. De là vient le chagrin que l’idolâtrie inspire à Jehovah ; il est jaloux ce Jéhovah : « Ego Jehovah, Deus tuus, Deus sum Zelotypus. Ut Zelotypus vir dicitur, qui rivalem pati nequit : sic Deus ocium in cultu, quem ab hominibus postulat, ferre non potest (Clericus, dans les Commentat. in exod., 20, 5). » On devient jaloux, chaque fois qu’un être aimé par nous tourne vers d’autres son affection, sur laquelle nous avions cru d’avoir un droit de préférence, sinon de possession exclusive.

Inutile d’ajouter que la jalousie serait entièrement impossible. si les sentiments que je fais naître dans l’âme aimée, étaient entièrement différents de toutes les impressions que mon rival pourrait faire sur elle. Si les sentiments engendrés par la religion étaient, par conséquent, essentiellement et objectivement distincts de ceux qui