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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

Mais, remarquez-le bien, aucun de tous les êtres si bornés dans le règne de la nature ne s’apparaît comme borné ; ses bornes n’existent qu’aux yeux d’un être supérieur. L’éphémère, dont l’existence est si courte en la comparant à celle de tout autre créature, trouve sa vie aussi longue qu’un animal plus durable une existence de plusieurs dizaines d’années ; la feuille verte à laquelle la chenille est restreinte, est pour elle un espace immense, un monde, ou du moins, un endroit suffisant.

Ainsi, l’intelligence d’un côté, la nature essentielle de l’autre, correspondent entre elles, ne cessent point d’être deux corrélatifs et congruents. L’intelligence, cet horizon spirituel de l’homme particulier, ne va jamais au-delà de sa nature ; le désaccord qu’on trouve entre la force intellectuelle d’un individu et ses forces productives, ses talents, bref sa nature essentielle, ce désaccord n’a parfois qu’une signification individuelle, et dans le reste des cas n’existe point en réalité ; celui, par exemple, qui reconnaît que les poésies qu’il a faites ne valent pas beaucoup, est évidemment moins borné dans son intelligence, et par conséquent aussi dans sa nature moins borné qu’un homme qui, non content de produire des poésies sans valeur, les admire, en méconnaissant le peu de forces productives, le peu de talent qui constitue la nature essentielle de son être individuel.

Ainsi, en pensant l’infini, nous affirmons en pensant l’infini de la force méditative, l’infini de l’intelligence ; ainsi, en sentant l’infini, nous affirmons en sentant l’infini du sentiment. L’objet de la raison, c’est cette raison, devenue objet à elle-même ; l’objet du sentiment, c’est ce sentiment devenu objet à lui-même. En effet, celui qui n’aime pas la musique, c’est-à-dire, auquel manque le sens pour la percevoir, est peut-être plus impressionné par tes bruits du vent et du ruisseau, que par les harmonies célestes de la musique. Et quand on autre est saisi par le ton musical, ce monologue du sentiment, ne l’est il pas, à vrai dire, par la voix intérieure du sentiment, de l’âme, du cœur, de l’imagination ? Je le répète donc : le sentiment ne parle, n’est concevable, intelligible qu’au sentiment : — et comme le long et solennel dialogue de la philosophie est, au fond, un monologue que la raison fait avec elle-même, je dis encore une fois que la pensée parle seulement à la pensée. Le nerf optique est frappé par le jeu si varié des couleurs dans le cristal, le goût