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Plus loin une commère souffla à sa voisine :

— Pauvre petit bougre ! est-ce qu’on dirait pas que ça souffre toujours ?

Un bourgeois, qui avait entendu cette remarque, sourit et dit :

— Oh ! le petit bougre, bonnes dames, n’a pas besoin de personne pour se tirer d’affaire, il mangerait un géant !

Murmures et chuchotements circulaient sur la place, tandis que celui qu’on avait appelé Cassoulet se mettait à traverser la foule. Sur son passage on s’écartait vivement avec respect et admiration.

Le jeune homme s’arrêta devant la porte du temple. Là, tourné vers l’autel, un suisse géant bloquait l’entrée. Il était coiffé d’un feutre noir galonné d’or, vêtu d’un manteau rouge et chaussé de souliers d’argent. Sa main droite, énorme, tenait une hallebarde, à sa ceinture pendait une épée de parade, et cet homme demeurait dans une attitude imposante.

— Eh ! dites donc, Monseigneur ! interpella ironiquement le jeune homme ; vous me direz bien ce que je désire savoir ?

Le suisse, qui n’avait pas eu connaissance de l’arrivée de ce personnage, se tourna brusquement. En apercevant celui qui lui parlait et qui avait à ses lèvres un sourire plus qu’injurieux, ses sourcils très épais se contractèrent, ses regards gris s’illuminèrent de feux ardents, et d’une voix basse, étouffée, mais qui grondait terriblement, il répliqua :

— Silence !… Monseigneur élève l’ostensoir…

— Monseigneur !… rétorqua l’autre en ricanant doucement. Par l’épée de Saint-Louis ! j’avais cru le trouver dans cette porte.

— Mais vas-tu bien te taire, freluquet ! souffla rudement le suisse.

— Ah ! par exemple, Monseigneur, fit plus ironiquement le jeune homme, je me tairai bien si vous me laissez entrer.

— Il n’y a plus de place… arrière !

— C’est en avant que je vais, je veux parler à son Excellence !

— Tu lui parleras après !

— C’est tout de suite ! répliqua rudement et avec un regard menaçant le jeune homme.

— Ah ! ça, morveux, rugit le suisse dont le visage devint cramoisi, je vais t’apprendre…

Le colosse avait fait un tour complet sur lui-même pour faire face à la foule sur la place et au jeune homme. Toute sa terrible armature tremblait de colère, ses yeux éclataient, ses grosses lèvres blêmissaient, ses bajoues bleuissaient. Il leva sa terrible hallebarde comme pour foudroyer le malingre qui l’importunait. Mais son geste ne s’acheva pas : le jeune homme venait de saisir le gros suisse à la taille, de le soulever et de le jeter de côté comme un méchant paquet. Un murmure d’admiration accueillit ce tour de force extraordinaire et la foule fut sur le point d’applaudir bruyamment. Mais un rugissement de rage avait éclaté sur les lèvres exsangues du géant qui, l’épée et la hallebarde au poing, voulut se jeter contre le morveux. Mais déjà celui-ci s’était faufilé à l’intérieur de l’église et fendait le flot pressé des fidèles, au moment où les élèves du Séminaire entonnaient le chant du Magnificat. Il s’avança jusqu’au sanctuaire près duquel se tenait M. de Frontenac entouré de ses principaux officiers.

— Excellence, souffla le jeune homme en se dressant sur la pointe des pieds pour atteindre l’oreille du gouverneur, les Anglais sont débarqués sur le rivage de Beauport et marchent vers la rivière Saint-Charles.

Frontenac fronça des sourcils terribles et demanda :

— En es-tu sûr, Cassoulet ?

— Excellence, j’ai vu de mes yeux. C’est le major Walley qui commande ces Anglais.

— Et combien y en a-t-il ?

— Je ne sais pas au juste ; mais autant que j’ai pu voir, il y en a bien une couple de mille.

— C’est bien, cours au château et au fort réunir les troupes de la garnison, et tout à l’heure je donnerai les ordres nécessaires pour aller à la rencontre de messieurs les Anglais.

Cassoulet quitta le gouverneur pour aller exécuter les ordres reçus.

Comme il allait sortir, il trouva devant lui un colosse qui lui barrait le chemin avec un air résolu, un colosse dont la face était effrayante à voir, dont les yeux énormes, désorbités, s’injectaient de sang, dont les dents grinçaient à faire frémir… C’était le magistral suisse qui venait de se jurer de venger proprement et exemplairement