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oublié son serment ! Il ne songeait plus à la mort ! La mort ?… Quand on porte la vie en soi ? Allons donc ! Et quelle vie encore ! Car Cassoulet entendait résonner au plus profond de son cœur une musique céleste, tout son être tressaillait d’allégresse à ces divins accords, son âme exultait ! Ses oreilles éclataient sous des chants d’amour qui les remplissaient ! Et il avait devant lui la magnifique vision d’une belle jeune fille qui lui souriait… un ange ! Il croyait entendre encore une bouche toute rose, une bouche de fée ou de déesse murmurer à son oreille…

« Cassoulet, je vous aime aussi… »

Ah ! à voir une telle vision, à entendre de tels chants, à sentir une telle allégresse, à écouter de telles paroles, est-ce qu’on peut songer à la mort ? Jamais ! c’est la vie dans toute sa puissance qui s’offre, qui sourit, qui console, qui guérit !

Et ce fut dans cet état d’esprit que Cassoulet tomba bientôt sur son lit de sangle pour s’endormir d’un sommeil éblouissant !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hermine se levait de bonne heure… avec le soleil. Elle faisait le déjeuner, puis le petit ménage et à sept heures et demie elle se trouvait à la cathédrale pour entendre la messe. Elle se levait toujours, tous les matins, gaie et heureuse.

Mais ce matin-là, elle avait un air plus heureux, car elle souriait largement : elle pensait à Cassoulet. Elle se jeta sur son prie-Dieu et fit une courte prière. Mais il faisait sombre dans le logis : elle alla pousser le volet de la fenêtre. Le soleil se levait au loin, ses premiers rayons doraient le clocher à demi démoli de la cathédrale. C’est tout ce qu’elle pouvait voir de son impasse, avec un morceau de ciel bleu au-dessus de sa tête. Elle se pencha hors de sa fenêtre. Tout était tranquille. Une brise fraîche et parfumée fit voltiger les mèches de ses cheveux d’or. De toutes parts partaient des chants d’oiseaux. Que la vie était belle !… Puis son regard se promena dans l’impasse… Ne se rappelait-elle pas que son père la veille au soir lui avait dit qu’un homme avait été tué dans l’impasse ? Oui… mais elle ne vit nul corps inanimé… nul cadavre… pas même du sang ! Est-ce que Maître Turcot n’avait pas rêvé ? Tout ce que son regard curieux rencontra, ce fut un boulet de fer… un boulet anglais, sans doute, qui avait dû rouler jusque-là ! Sa pensée, un peu distraite par les derniers événements du soir précédent, retrouva l’image de Cassoulet. Le sourire à ses lèvres demeurait. Elle quitta sa fenêtre. Son regard perçut alors quelque chose de blanc sous la porte. Un papier ?… Elle y courut. Oui, c’était un papier soigneusement plié. Elle le releva, d’une main tremblante le déplia, et soupçonnant déjà de qui lui venait ce message, et souriant davantage, elle lut, frémissante de tout son être, l’épître du lieutenant.

— Brave Cassoulet ! murmura-t-elle.

Et ses beaux yeux bleus, mais des yeux de pervenche, se mouillèrent. Son sein s’agita faiblement en parcourant une deuxième fois la dernière ligne, là où Cassoulet disait qu’il emporterait son mépris, à elle Hermine, dans la tombe !…

Elle le mépriser ? Où avait-il donc pris cette idée ? Parce qu’il l’aimait et qu’il le lui disait ? Mais c’était tout naturel !

Mais encore que voulait-il dire par « emporter son mépris dans la tombe » ?…

La jeune fille eut peur de deviner la pensée de son amoureux ! Elle perdit tout à coup son sourire. Son sein devint plus agité. Dans son corsage bleu, mais plus bleu que ses yeux, elle glissa le billet, jeta un regard vers la pendule et vit qu’il était déjà six heures. Six heures ! et son lit qui n’était pas encore fait ! Et le fourneau qui n’était pas encore allumé ! Et le déjeuner de Maître Turcot qui n’était pas encore fait !

Vivement elle se mit à l’œuvre, oubliant un peu Cassoulet et le reste du monde, si bien qu’une demi-heure après tout était prêt. Frais, dispos, jovial, Maître Turcot fit son apparition. Il frottait l’une contre l’autre ses grosses mains qu’il essayait de tenir aussi blanches que celles de Monseigneur l’évêque.

— Beau jour, Hermine, fit-il en entrant. Un grand soleil. Une brise de printemps. Des oiseaux qui gazouillent. On ne dirait pas qu’on est au mois d’octobre. On se croirait en juillet. C’est magnifique !

— Un vrai matin d’été, père, sourit la jeune fille.

— Oui, oui, un vrai matin d’été. Et tu as fait une bonne nuit, Hermine ? Je vois que tu es reposée. Une chose que je veux te dire : tu travailles trop, le soir. Tu abîmes tes doigts et tu brises tes yeux. Tiens ! c’est drôle, j’allais oublier cette histoire d’hier soir… cet homme qu’on a abattu sur l’impasse…