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En Bengale

Nizam et le gouvernement du Bengale qu’elle lui enleva. À côté de ce dernier souverain de la race, le hasard, par un rapprochement saisissant, a fait placer l’image d’un prince habillé simplement de mousseline blanche et appuyé sur une canne d’argent. La sensualité et la mollesse s’indiquent aux lèvres charnues et appesantissent les yeux noircis de « kolh », où ne luit cependant aucune férocité. Le nom de ce Nizam, qui respire une rose, en lisant une lettre d’amour, demeure éternellement associé à la sombre tragédie du Blak Hole, c’est Suraj Dowla, l’assoiffé de sang, l’ennemi perfide et inclément qui au siège de Calcutta, fit précipiter dans un réduit obscur, absolument clos, des centaines de femmes et d’enfants, qui y périrent asphyxiés. Après la perte de la bataille de Plassey, Suraj Dowlah, vaincu fugitif, fut ramené captif à Moorshidabad, qu’il avait quitté dans tout l’appareil glorieux d’un conquérant, confiant en son étoile et assuré du concours des Français, auxquels il témoignait une rare affection. Son beau-frère, soutenu par l’Angleterre, l’assassina et régna sagement à sa place. Un naïf portraitiste nous a conservé les traits de Mir Jaffer dans une peinture médiocre, mais pleine d’originalité, qui le représente debout, sur le même plan que son fils, retirant de sa bouche lippue le tuyau d’ivoire d’un narghilé. Amis et rivaux, victimes et assassins, la volonté d’un Dewan quelconque les a tous rassemblés dans la chambre d’honneur que j’occupe, et, durant la lourde quiétude des heures d’oisiveté, je m’amuse à les contempler pour retrouver entre eux et leurs descendants quelque vague ressemblance.

Comme je songe à ces illustres disparus, le balancement des grandes planches du « punka » se ralentit ; j’entends un murmure confus de voix inquiètes, une fuite de pieds nus claquant sur les dalles, et le rafraîchissant éventail s’arrête. Un coup d’œil jeté dans le grand hall, qui sépare mes appartements de ceux de mon frère, confirme le témoignage du ventilateur ; pas un « boy » n’est visible et sa voix courroucée s’emporte contre les absents, tandis qu’il cherche vainement à sortir de sa chambre cadenassée par un mauvais plaisant. La clef a été enlevée. Soudain, un rire malicieux tinte dans le silence, d’une façon inattendue, si près de moi, que je pourrais, semble-t-il, saisir de la main l’insolent gnome qui se joue ainsi de nous. À demi soulevée, une portière retombe sans bruit et une forme blanche glisse lestement le long du corridor. En une course folle, je me précipite à sa suite, guidée par la draperie flottante qui surgit au loin entre les colonnes d’onyx, et conduite par le rire incessant, clair et sarcastique, que l’écho multiplie et renvoie.

Ce lutin agile m’entraîne à travers des salles de marbre où