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« L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur est un devoir », a dit Corneille, et l’honneur militaire est l’un des plus sacrés. Mourir sur un champ de bataille c’est mourir sur un champ d’honneur, et le devoir de l’homme est de se faire tuer lorsque la « Patrie » est en danger. La Patrie ? Le Devoir ? Deux abstractions qui se confondent, qui se soutiennent, qui sont les piliers sur lesquels repose tout l’organisme social et qui sont aussi malfaisantes l’une que l’autre.

Comment peut-il se trouver des êtres assez naïfs, assez aveugles, pour croire au « devoir » militaire ? Car, enfin, que les riches, que les puissants, que les heureux de ce monde défendent, fût-ce au prix de leur vie, les privilèges malhonnêtement acquis par eux ou par leurs ancêtres, rien de plus normal ; mais que de pauvres bougres soient assez inconscients assez déraisonnables, assez dépourvus de la plus petite parcelle de logique pour considérer comme un « devoir » de servir pour soutenir une Patrie où ils n’ont aucun droit, au sein de laquelle ils sont les éternels volés, cela dépasse toute compréhension. Et cependant on peut dire que la grande majorité des hommes sont imprégnés de ce préjugé du devoir militaire. Le peuple ne comprend pas que le devoir militaire, n’est en réalité que le « droit de mort sur les peuples » ; droit que détiennent les oppresseurs et dont ils usent chaque fois que leurs intérêts sont menacés.

Si le militarisme est une plaie sociale, s’il n’est pas indispensable à la vie des sociétés, si au contraire il est nuisible à l’existence harmonique des hommes, comment peut-on être assez stupide pour considérer comme moral le devoir militaire.

Le devoir militaire « c’est la guerre !… se battre !… égorger !… massacrer des hommes… ».

« Les hommes de guerre sont les fléaux du monde. Nous luttons contre la nature, l’ignorance, contre les obstacles de toute sorte, pour rendre moins dure notre misérable vie. Des hommes, des bienfaiteurs, des savants, usent leur existence à travailler à ce qui peut aider, à ce qui peut secourir, à ce qui peut soulager leurs frères. Ils vont, acharnés à leur besogne utile, entassant les découvertes, agrandissant l’esprit humain, élargissant la science, donnant chaque jour à l’intelligence une somme de savoir nouveau, donnant chaque jour à la patrie du bien-être, de l’aisance, de la force.

« La guerre arrive. En six mois, les généraux ont détruit vingt ans d’efforts, de patience et de génie…

« Qu’ont-ils fait pour prouver même un peu d’intelligence, les hommes de guerre ? Rien. Qu’ont-ils inventé ? Des canons et des fusils. Voilà tout.

« L’inventeur de la brouette n’a-t-il pas plus fait pour l’homme par cette simple et pratique idée d’ajuster une roue à deux bâtons que l’inventeur des fortifications modernes ?

« Que nous reste-t-il de la Grèce ? Des livres, des marbres. Est-elle grande parce qu’elle a vaincu ou parce qu’elle a produit ?

« Est-ce l’invasion des Perses qui l’a empêchée de tomber dans le plus hideux matérialisme ?

« Sont-ce les invasions des barbares qui ont sauvé Rome et l’ont régénérée ?

« Est-ce que Napoléon Ier a continué le grand mouvement intellectuel commencé par les philosophes à la fin du siècle dernier ?

« Eh bien, oui, puisque les gouvernants prennent ainsi le droit de mort sur les peuples, il n’y a rien d’étonnant à ce que les peuples prennent parfois le droit de mort sur les gouvernants.

« Ils se défendent, ils ont raison. » (Guy de Maupassant)

« Ils se défendent, ils ont raison. » Ne serait-ce pas là le vrai devoir des peuples, si toutefois les peuples ont des devoirs, au lieu de se déchirer entre eux pour des

causes qu’ils ignorent et qu’ils ignoreront toujours ? Hélas ! Les sages paroles de Maupassant et de tant d’autres ne sont pas entendues et l’on écoute plutôt d’une oreille attentive cette stupidité :

« Mourir pour la Patrie,
C’est le plus beau, le plus digne d’envie. »

Tout devoir légal est une absurdité, une contrainte, qui abaisse, avilit l’individu, et Stirner a raison lorsque, s’adressant aux hommes, il leur dit : « Vous répétez mécaniquement la question qu’on vous a soufflée : « A quoi suis-je appelé ? Quel est mon devoir ? » et il suffit que vous vous posiez la question, pour qu’aussitôt la réponse s’impose à vous : vous vous ordonnez ce que vous devez faire, vous vous tracez une vocation où vous vous donnez les ordres et vous vous imposez la vocation que l’Esprit a d’avance prescrit. Par rapport à la volonté, cela peut s’énoncer ainsi : « Je veux ce que je dois ». » (Max Stirner, « L’Unique et sa Propriété » )

L’homme s’est tracé des devoirs ou plutôt on les lui a tracés et il les accomplit, le plus souvent sans protester, par crainte, par paresse ou par lâcheté. Il est imprégné d’une conception incohérente du bien et du mal et il ne s’est jamais étonné que, ce qu’il appelle le bien est justement ce qui est favorable aux riches et aux puissants, et que ce qu’il appelle le mal est ce qui peut leur être nuisible. Le devoir, pour l’homme du peuple, c’est le respect des lois, aussi instables soient-elles, c’est l’attachement à un régime qu’on lui impose, aussi arbitraire soit-il ; le devoir c’est la justice, c’est la propriété, c’est le respect de la hiérarchie, enfin c’est tout ce qui l’empêche d’être libre, et qu’il croit cependant être obligé de subir. Le fait même que le devoir est sanctionné par la justice, cette justice qui depuis des siècles s’est livrée à tous les abus imaginables, devrait ouvrir les yeux aux plus aveugles ; mais non : le peuple ne veut pas voir.

Voici des siècles et des siècles qu’il peine et qu’il souffre, voici des années et des années qu’on lui répète « qu’un homme n’est appelé » à rien ; qu’il n’a pas plus de « devoir » et de « vocation » que n’en ont une plante et un animal. « La fleur qui s’épanouit n’obéit pas à une « vocation » mais elle s’efforce de jouir du monde et de le consommer tant qu’elle peut, c’est-à-dire qu’elle puise autant de sucs de la terre, autant d’air de l’éther, et autant de lumière du soleil qu’elle en peut absorber et contenir. » (M. Stirner)

Malgré tout cela, le peuple reste dans son ignorance, et se maintient comme à plaisir dans la passivité et dans l’erreur.

Pour le conduire dans la vie, l’animal a l’instinct ; l’homme a l’intelligence. On prétend que la supériorité de l’homme sur la bête est la conséquence de cette intelligence qui lui permet de s’élever, de quitter le terrain purement matériel pour atteindre le sommet des joies et des plaisirs intellectuels. Si l’existence de l’homme du peuple ne doit être faite que du manger, du boire et du dormir, alors celle de l’animal lui est préférable. Autant que nous pouvons en juger, la bête n’a pas la conception du grand et du beau ; ses goûts sont primitifs, purement matériels, et elle ne souffre pas des mille choses qui frappent chaque jour notre sensibilité. Pourtant l’animal ne s’embarrasse pas de « devoirs ».

L’instinct de conservation porte tout individu à vivre, et si l’on met en face d’un chien affamé un appétissant rôti, méconnaissant les « droits » de la propriété, il s’élancera sur l’objet de sa convoitise. En cette circonstance, l’instinct du chien, l’aura poussé à un acte beaucoup plus raisonnable et plus logique que ne l’eût fait l’intelligence humaine. Une multitude d’humains croupissent dans des taudis, alors qu’il existe des palais ; une multitude de pauvres bougres crèvent littéralement de faim, alors que la terre regorge de vivres, parce que le