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les Michel Ange, les Léonard de Vinci et les Raphaël, sont rares, il n’en est pas moins vrai, que nous bénéficions à chaque instant, du travail des modestes artisans, qui, à la plume ou au crayon, exécutent pour nous, pour frapper notre sensibilité, une figure ou une fleur, un animal ou un paysage, ou tout autre objet imaginaire.

Pourquoi faut-il que comme celui de l’écrivain et du journaliste, le crayon du dessinateur se prostitue et se prête à l’accomplissement d’œuvres inhumaines ? L’avion qui viendra demain bombarder les villes et les campagnes, le canon qui crachera sa mitraille, furent, eux aussi, exécutés sur le papier, avant d’avoir été façonnés par la main de l’ouvrier. Chacun, hélas !, a sa part de responsabilité dans les actions nuisibles qui engendrent les désastres et les catastrophes, et ce n’est que par l’accord du travailleur manuel et intellectuel, qui ont chacun, leur place et leur utilité dans la société, que l’on arrivera, un jour, à vivre harmonieusement. Alors, le dessin célèbre de Willette représentant des anges bourrant la gueule du canon avec des gerbes de blé, ne sera plus un rêve mais une réalité.


DESSOUS. n. m. Partie inférieure d’un objet. Le dessous de la chaise, le dessous de la table. Au figuré être au-dessous, signifie, être plus bas dans l’ordre hiérarchique de l’échelle sociale. Un ouvrier est au-dessous d’un contremaître ; un contremaître est au-dessous d’un directeur. A l’armée un soldat est au-dessous d’un caporal, un caporal est au-dessous d’un sergent et ainsi de suite. Il n’y a qu’au-dessous du simple soldat et de l’ouvrier qu’il n’y a plus rien, ni personne.

Il est un proverbe qui dit « qu’il ne faut jamais regarder au-dessus de soi, mais toujours au-dessous, si l’on veut être heureux ». Cette conception du bonheur n’a pu germer que dans l’esprit maladif d’un conservateur quelconque considérant sans doute que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Car, en vérité, si le peuple souffre et s’il est malheureux, c’est uniquement parce qu’il ne veut pas regarder au-dessus de lui et qu’il reste aveuglément étranger à tout ce qui l’entoure.

Il m’est arrivé parfois, durant de belles et chaudes après-midi de printemps ou d’été, et lorsque mes loisirs me le permettaient, de me promener dans les quartiers aristocratiques de la capitale. Il m’est arrivé de me perdre dans le Parc Monceau, ce coin superbe du cruel Paris et d’y rêver à l’ombre des grands arbres fleuris. Tout autour de moi, je contemplai les mines saines et joyeuses, resplendissantes de santé de toute cette jeunesse riche, à laquelle rien ne manque et qui évolue et qui grandit gâtée, choyée, sans que jamais l’ombre d’un désir inassouvi vienne troubler le bonheur et la quiétude. Et immédiatement, par la pensée, je me revoyais dans les autres quartiers de la ville lumière, dans les quartiers ouvriers, populeux, où les enfants manquent souvent du nécessaire et de l’indispensable. Et je me disais que si le peuple savait regarder au-dessus de lui, il ne serait pas possible que persistât une telle inégalité sociale.

Il faut regarder au-dessus de soi. Regarder en bas c’est s’abaisser, regarder en haut c’est se grandir. Nous sommes des révolutionnaires, non pas parce que nous voulons que la bourgeoisie partage le sort du peuple, mais pour que le peuple participe à toutes les joies, à tous les bonheurs, et qu’il partage le sort matériel de la bourgeoisie. Le travail pourrait procurer à chacun une somme de bienfaits incalculables, si les privilèges ne venaient pas diviser en classes une humanité où les individus perdent leur temps à se déchirer comme des bêtes féroces.

Mais le peuple ne sait pas et ce qu’il y a de plus terrible, c’est qu’il ne veut pas savoir. Si, en ce qui

concerne son bien-être, il doit regarder au-dessus de lui en ce qui regarde la politique il lui serait profitable d’en étudier les dessous. Mais, à quoi bon ? On désespère parfois, en constatant la passivité avec laquelle le peuple se laisse berner, sans vouloir écouter les conseils désintéressés qui lui sont offerts. Déjà. en 1883, il y a donc près de cinquante ans, le célèbre pamphlétaire, Octave Mirbeau, écrivait :

« Ô bon électeur, inexprimable imbécile, pauvre hère, si au lieu de te laisser prendre aux rengaines absurdes que te débitent, chaque matin, pour un sou, les journaux, grands ou petits, bleus ou noirs, blancs ou rouges, et qui sont payés pour avoir ta peau ; si au lieu de croire aux chimériques flatteries dont on caresse ta vanité, dont on entoure ta lamentable souveraineté en guenilles, si, au lieu de t’arrêter, éternel badaud, devant les lourdes duperies des programmes ; si tu lisais parfois, au coin de ton feu, Schopenhauer et Max Nordeau, deux philosophes qui en savent long sur tes maîtres et sur toi, peut-être apprendrais-tu des choses étonnantes et utiles. Peut-être aussi, après les avoir lus, serais-tu moins empressé à revêtir ton air grave et ta belle redingote, à courir ensuite vers les urnes homicides où, quelque nom que tu mettes, tu mets d’avance le nom de ton plus cruel ennemi. Ils te diraient en connaisseurs d’humanité, que la politique est un abominable mensonge, que tout y est à l’envers du bon sens, de la justice et du droit, et que tu n’as rien à y voir, toi dont le compte est réglé au grand livre des destinées humaines. » (Octave Mirbeau.)

Et le peuple n’a pas suivi les bons conseils de Mirbeau ; il n’a pas lu Schopenhauer, il n’a pas lu Nordeau et il est resté dans son ignorance. Il ne connaît rien des dessous de la politique et de la finance et pourtant il a eu sous les yeux des exemples symboliques de la corruption politique.

Puisons dans un vieil ouvrage de Francis Delaisi, aujourd’hui introuvable : La démocratie et les Financiers, un cas typique des dessous parlementaires. Le cas cité par Francis Delaisi fut étalé à la suite d’un procès retentissant entre M. Charles Humbert, alors sénateur de la Meuse et le journal qui dit tout, qui sait tout : le Matin.

« M. le sénateur Humbert est comme il le dit lui même, un « enfant du peuple ». Engagé dans l’armée comme simple soldat, puis élève à l’école Saint-Maixent, puis officier d’ordonnance du général André, enfin secrétaire général du Matin, député puis sénateur, il n’a, il l’avoue, aucune fortune personnelle. Pour entrer au Parlement, il a dû renoncer au métier militaire, qui était son seul gagne-pain.

Il n’a donc comme ressources normales que :

1° Son indemnité parlementaire, soit 15.000 Fr.

2° Le revenu de la dot de Mme Humbert qu’il évalue lui-même à 2.500 Fr.

Total : 17.500 Fr.

Or, il dépense pour son train de maison :

Pension de Madame… 18.500

Appartement personnel… 5.000

Habillement, logement, chaussures… 1.500

Nourriture… 3.000

Villégiature… 1.200

Assurance sur la vie… 1.600

« Membres pauvres de ma famille »… 1.500

Divers (demi-londrès, etc.) … 2.000

TOTAL : 33.800

On le voit pour un homme sans fortune, notre sénateur a un joli train de maison.