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viduellement s’efforcer de réduire toujours plus. Toutefois, sans ces concessions ou d’autres similaires, nous ne pourrions ni exister ni survivre. Il appartient à chacun de déterminer jusqu’à quel point il est possible de descendre en fait de « concessions » pour ne pas perdre sa puissance de réaction individuelle contre les usurpations de l’autorité, contre l’influence de la façon de penser et d’agir des composants du milieu. C’est un problème difficile à résoudre et il faut beaucoup de perspicacité et de tact pour ne pas glisser sur la pente. Dans ce domaine, comme dans les autres, c’est à chacun qu’il appartient de faire ses expériences. Mais je ne comprends pas qu’on se serve de ce qu’on a pu apprendre à propos des concessions qu’un camarade a pu consentir au milieu, pour lui nuire auprès de ses compagnons de lutte antiautoritaire.

Bien entendu, ces concessions qu’ils font au milieu bourgeois, à la société capitaliste, à la légalité trop souvent, les anarchistes ne les présentent pas comme des actes de « réalisation anarchiste » ; ils les donnent pour ce qu’ils sont : des expédients individuels, des pis-aller. Ils ne les prennent pas au sérieux. Peu importe que le compagnon anarchiste ait consenti à travailler pour un patron, à contracter un mariage légal, à écrire dans un journal qui effectue un dépôt légal, l’essentiel est qu’il lutte sans trêve contre le régime capitaliste, pratique ostensiblement l’amour libre, écrive tout ce qu’il pense.

Une concession faite au milieu social n’engage pas plus l’anarchiste qui la consent que signer un engagement l’engage vis-à-vis de l’accaparement foncier et propriétariste, laisser visiter ses bagages à la douane vis-à-vis de l’idée de frontières.

Donc, je ne me désolidariserai pas de celui qui a dû consentir à l’ambiance sociale quelques concessions et en a retiré un bien-être économique appréciable. Je ne me désolidariserai pas de l’instituteur ou du cheminot, que leur travail n’empêche pas de nourrir une haine profonde pour l’autorité. L’expédient économique auquel ils ont eu recours ne les porte pas à priver de la liberté qui que ce soit, à maintenir en prison qui que ce soit. Je ne me désolidariserai du camarade employé de l’État ou marié que s’ils faisaient de la propagande en faveur de l’excellence ou de l’utilité de l’institution État ou des formalités légales.

Mais je ne me désolidariserai pas non plus de celui qui ne veut pas faire de concessions directes au régime de contrat social imposé ou obligatoire, tel que celui qui régit la société actuelle. Dans un tel régime, — et il implique la soumission aveugle au contrat social, qu’il est impossible de rejeter ou de résilier, — je conçois fort bien les déterminismes individuels qui ne veulent pas se courber, qui se refusent à servir d’instruments ou d’agents directs de domination ou d’exploitation, à fortifier les privilèges ou les monopoles de qui domine ou de qui exploite. Son tempérament peut, certes, l’amener, dans son combat quotidien pour sa vie, à employer la ruse ou la violence, et sur ces actes, je ne porterai pas de jugement. Dès lors que ce réfractaire s’est intéressé, au moins tout autant que celui qui se soumet, à la propagande des idées anarchistes, qu’il s’est montré un « camarade » vis-à-vis des camarades anarchistes, qu’il a apporté tout l’effort dont il a été capable aux réalisations anarchistes pratiques tentées par des camarades avec lesquels il se sentait des affinités de caractère ou de pensée, je n’ai aucune raison de me désolidariser de lui. — E. Armand.

DESOLIDARISER (SE). Rompre un lien moral qui unissait plusieurs individus ou groupes d’individus.

Il arrive fréquemment que des hommes — et plus particulièrement dans le mouvement social — cherchent à unir leurs efforts pour atteindre un but qui semble

commun et que les pratiques de certains d’entre eux apparaissent au bout d’un certain temps, nuisibles à la collectivité. Il est donc nécessaire de se détacher d’eux afin que ne se corrompe pas tout l’organisme constitué. On le fait ordinairement de façon assez retentissante pour que nul ne l’ignore et afin de n’être pas confondu avec ceux dont on se désolidarise. Dans ce cas, « se désolidariser » est un acte de courage, de franchise et de loyauté ; mais, parfois, la rupture du lien moral qui unissait des individus est provoquée par la crainte que l’action entreprise ne compromette la quiétude et la liberté de ceux qui s’y donnent et, dans ce cas, se désolidariser au moment du danger est une lâcheté.

Durant la grande guerre de 1914–1918, une certaine fraction d’anarchistes intellectuels crurent devoir engager les anarchistes du monde à prendre position dans ce conflit qui mettait aux prises deux capitalismes et à se ranger du côté de la France, qui, à leurs yeux, symbolisait le droit et la « liberté ». Dans un manifeste reproduit par toute la presse alliée, ces anarchistes patriotes, parmi lesquels il faut, hélas, compter les Kropotkine, Jean Grave, Malato, etc., etc., faisaient appel au libéralisme et à la clairvoyance des anarchistes, en leur demandant de combattre les empires centraux « responsables de la tuerie ».

La grand majorité des Anarchistes, adversaires de la guerre, ne pouvaient, quelle que soit l’influence des signataires de ce manifeste, dit manifeste des 16, laisser passer sans protester une telle inconscience ; c’était tout l’avenir de l’Anarchisme qui était en jeu et ils se désolidarisèrent publiquement des 16 dévoyés qui s’étaient laissés absorber par la folie guerrière. Un contre-manifeste que toute la presse se refusa, naturellement, à insérer, fut publié à Londres pour marquer la position prise par les Anarchistes dans le carnage mondial.

Dans tous les faits et gestes qui illustrent la lutte sociale, les anarchistes se solidarisent toujours avec ceux qui vont franchement et loyalement à la bataille et dont la propagande est susceptible d’améliorer le sort du genre humain ; mais ils sont toujours prêts il se désolidariser de ceux qui, par leur activité, cherchent à plonger le peuple dans une nouvelle erreur.

On a prétendu que les Anarchistes se désolidarisèrent de la Révolution russe et travaillèrent à la chute du Pouvoir Communiste. Ces affirmations sont purement intéressées et dénotent une évidente mauvaise foi. Dans son étude sur la Russie, Chazoff écrit : « Lorsque Kerensky, incapable et impuissant, fut obligé de céder le Pouvoir sous la poussée de l’Ouvrier de Petrograd et de Moscou, tous les révolutionnaires, et les libertaires au premier rang, firent, de leurs poitrines, un rempart pour défendre les hommes nouveaux qui avaient promis au prolétariat : la liberté et la paix. »

« Les libertaires soutinrent les bolchevistes, car ils considéraient que, devant l’âpreté de la lutte, rien ne devait diviser la classe ouvrière et amoindrir les chances de succès, et que tous les efforts devaient être unis pour écraser définitivement les forces du passé. »

« Même au lendemain de la prise du pouvoir par le Gouvernement des Soviets, les libertaires n’établirent pas une barrière entre le pouvoir central et la Révolution. Avec tous les miséreux, avec tous les parias, avec tous les déshérités qui, sur le front, sans armes et sans pain, menaient une lutte de géants ; ils applaudirent au programme bolcheviste : « La Paix de suite et tout le Pouvoir aux Soviets. »

« Hélas ! sitôt à la tête du Gouvernement, les maîtres du bolchevisme oublièrent vite leurs promesses et se jetèrent à corps perdu dans la politique. Pourtant, durant près de deux années, les Libertaires de l’extérieur-