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par elles-mêmes, c’est-à-dire en soi, irréductiblement, nécessairement, intrinsèquement. Or, quand je dis que, en dépit de sa Toute-Puissance, Dieu ne peut pas l’impossible je ne dis pas qu’il ne peut pas ce qui est impossible à l’homme (je sais que le pouvoir de l’homme est fort restreint), je dis que Dieu ne peut pas plus que l’homme ce qui est impossible en soi, irréductiblement, nécessairement, intrinsèquement. Sans doute, les plans ne sont pas les mêmes : le plan minéral diffère du plan végétal ; celui-ci diffère du plan animal et, si, pour les besoins de la discussion, j’admets qu’il y ait un plan divin, je confesse qu’il diffère du plan humain. Dans cette gradation des plans qui se superposent, l’échelle des possibilités monte sans cesse, mais des possibilités seulement. En sorte que ce qui est chose impossible sur le plan inférieur devient possible sur le plan supérieur ; tandis que, ce qui est chose impossible en soi, est impossible sur la totalité des plans. Toutes ces possibilités n’en ont pas moins une limite, une borne, une fin. Cette fin, cette borne, cette limite, c’est l’impossible en soi.

Or, j’ai démontré que l’acte créateur est impossible en soi, donc Dieu ne peut pas l’avoir accompli.

Un pasteur crut habile de déplacer la question. Ce protestant avait compris, sans aucun doute, que sur le terrain précis de la création ex nihilo, il était malaisé d’emporter quelque avantage. Il exposa donc avec force circonlocutions et parenthèses, qu’il me faisait grâce de tout débat sur la possibilité ou l’impossibilité du Geste créateur ; qu’au surplus, c’est un point sur lequel il est difficile et, peut-être, impossible de projeter une suffisante clarté, et, conséquemment, de se prononcer catégoriquement. Mais, après avoir épuisé tous les si, les mais, les car, les puisque et les néanmoins, il en vint au point où il voulait amener sans de trop brusques secousses l’auditoire. Il affirma que, à l’origine, l’Univers était dans un état chaotique et désordonné, que, jouets du hasard, n’obéissant à aucun mouvement régulier, les corps suspendus dans l’espace s’y balançaient sans rythme précis, sans but, pour ainsi dire pêle-mêle, s’attirant et se repoussant, se rapprochant et s’éloignant, se choquant, se brisant, se fusionnant ou se fragmentant dans une anarchie (sic) indescriptible. Mais que, à un moment donné du temps, l’ordre s’était établi, ordre qui provoque à juste raison l’admiration de tous ceux qui ne sont pas insensibles au spectacle prodigieux de l’Harmonie Universelle.

Cet ordre, au dire du Pasteur, ne peut pas s’être établi tout seul et comme par miracle ; il ne peut avoir été que l’œuvre d’un ouvrier fabuleux et il ne peut se poursuivre, que grâce à la surveillance incessante qu’exerce cet ouvrier sur les innombrables rouages de cette prodigieuse et gigantesque machine. Cet Ouvrier, c’est Dieu.

Ce joli discours avait été prononcé sur le ton sans emphase et dans le style professoral qu’affectionne l’Église protestante. Je fis tout d’abord remarquer à l’auditoire à quelle incalculable distance du Dieu créateur, rappelant la mort universelle à la vie universelle, se tenait ce Dieu modeste, simple Ouvrier se bornant à mettre de l’ordre et de la régularité dans l’irrégularité et le désordre et il me fut facile de souligner la manœuvre par laquelle le Pasteur espérait, en laissant tomber du lest, beaucoup de lest, permettre au ballon-Dieu de remonter vers les hauteurs d’où je l’avais fait descendre. Il ne s’agissait plus de la Création, c’était une thèse que le Pasteur abandonnait, puisqu’il ne s’en faisait pas le défenseur et tentait de réduire l’impossible création à une modeste « mise en ordre ». Ce point de vue bien compris, j’empoignai mon contradicteur un peu rudement : « Eh ! quoi, monsieur le Pasteur, que signifie ce galimatias ? Je pourrais me dispenser de vous répon-

dre, car nous en sommes au Dieu Créateur et non Ordonnateur ; mais si, je me bornais à souligner votre « reculade » vous et les vôtres (je vous connais) vous ne manqueriez pas de traiter de dérobade mon absence de réfutation. Je vais donc étaler aux yeux de cette assemblée qui nous écoute, les faiblesses de votre point de vue. Laissez-moi, dès le début, vous dire que vous êtes tombé dans une pétition de principe en négligeant d’assurer à votre raisonnement la solidité nécessaire d’un point de départ incontestable ou démontré. Car votre raisonnement est celui-ci : « l’Ordre dans l’Univers n’a pas toujours existé. Il a donc fallu que, à un moment donné, il y fut établi. Or, il ne peut s’être établi de lui-même. Donc il a fallu l’intervention de Dieu pour l’y introduire. » J’ai dit une pétition de principe ; j’aurais dû dire deux. « L’ordre dans l’Univers n’a pas toujours existé. » C’est ce qu’il aurait fallu démontrer avant tout ; vous ne l’avez pas fait : première pétition de principe ; « L’ordre ne pouvait s’établir de lui-même. » C’est ce qu’il aurait fallu démontrer ensuite ; vous ne l’avez pas fait : seconde pétition de principe. Que peut bien valoir un argument en trois propositions, dont les deux premières sont viciées par deux pétitions de principe ? Je vous le demande à vous, Monsieur, qui n’ignorez pas, qui ne pouvez pas ignorer les règles élémentaires de la dialectique. Est-ce oubli et négligence de votre part ? Est-ce parce que vous avez cru sincèrement ces deux premières propositions établies d’avance et hors du débat ? ― Non, Monsieur. Seulement, vous vous êtes sans doute bercé de l’espoir que je ne les discuterai point et c’est en cela que vous vous êtes trompé. Donc, discutons-les.

Sur quelles observations vous appuyez-vous pour affirmer que, à l’origine, l’Univers était dans un état chaotique et désordonné ? À quelle époque en était-il ainsi ? Je vous serais obligé de nous le faire savoir. Où voyez-vous trace de cet état chaotique ? D’où vous vient l’assurance de ce désordre dans l’Univers ? Je reconnais que, par l’observation et le calcul, il est possible de reconstituer avec assez d’exactitude l’état probable dans lequel se trouvaient, il y a des milliers et des milliers de siècles, les corps qui gravitent dans l’espace, je reconnais que cet état n’était pas exactement le même que dans le présent ; je reconnais encore que, à certaines époques, il a dû se produire, il s’est certainement produit de formidables bouleversements, de colossales transformations, voire d’effrayants cataclysmes. Est-ce à dire que ces mouvement, ces heurts, ces disparitions, ces agitations fabuleuses aient été des désordres ? Ces bouleversements, desquels, vous en conviendrez, personne n’a été le témoin et dont vous ne pouvez avoir connaissance, vous en conviendrez aussi, que par des constatations et des calculs basés sur les observations actuelles, de quel droit les traitez-vous de chaotiques ? Sur quelles données faites-vous reposer le jugement que vous portez sur eux ? Pourquoi seraient-ils chaos dans le recul des temps écoulés et ordre aujourd’hui ? Pourquoi seraient-ils désordre il y a des milliards d’années et régularité présentement ? Je répète que vous ne pouvez connaître ces mouvements, que par le calcul, c’est-à-dire en portant dans la nuit des temps, le flambeau que met entre vos mains l’observation des mouvements actuels. C’est en vertu de ces mêmes mouvements que, par l’étude du présent, vous obtenez des indications sur le passé. De ce qui se produit aujourd’hui dans l’Univers vous allez à la découverte de ce qui s’y est produit autrefois. Et je vous enferme dans le dilemme suivant : ou bien les mouvements que vous constatez aujourd’hui obéissent aux mêmes lois que celles qui ont régi de tout temps l’Univers et, dans ce cas, vos calculs sont justes ; mais, alors, pourquoi appeler désordre autrefois ce que vous appelez ordre aujourd’hui ? Ou bien ces mouvements n’obéissent pas aux mêmes lois et,