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ma psychologie pluraliste (voir ce mot), c’est-à-dire à ma persuasion ou à ma rêverie que ma substance intérieure est, comme la matière de mon corps, une colonie d’êtres innombrables.

Conscience Éthique. — On dit plus souvent « conscience morale ». Mais mon immoralisme de sagesse, qui conserve et individualise le sens éthique, ne me permet pas de parler selon la coutume. (Voir les mots Éthique, Morale, Sagesse). Dans sa signification éthique, le mot conscience a contre lui d’avoir été ignoré de tous les anciens, d’être une création du christianisme. À condition de le désarmer de tout venin autoritaire, il est pourtant commode pour désigner l’ensemble de ce que Socrate appelait « les lois non écrites » ; pour rappeler aussi, avec cette doctrine des sophistes que « l’homme est la mesure de toutes choses », cette formule d’Aristote que « l’homme bon est la règle et la mesure du bien ».

Par une analyse heureuse, les docteurs du moyen-âge reconnaissent dans la conscience éthique un élément intellectuel (distinction du bien et du mal) et un élément sentimental (penchant vers le bien, recul devant le mal), qu’ils nomment syndérèse.

Ne consultez ni le Littré, ni le Larousse. Ici, comme en quelques autres occasions, ces excellents dictionnaires vous jetteraient dans l’erreur. Ils ne connaissent qu’un sens tardif et dérivé ; ils font de syndérèse un synonyme bien inutile de remords. Et ils donnent une étymologie absurde. La francisation du mot date du xvie siècle. C’est pourquoi on le fait venir du grec syntézésis et on lui fait porter la marque de la prononciation des Grecs modernes, qui, après la lettre correspondante à n, donnent au t le son de notre d. Dans tout le moyen-âge, on le rencontre, pour la première fois, dans Saint Jérôme (mort en 420). Il est probable que le mot bizarre est dû à une erreur de copiste : Jérôme, transformant en faculté éthique la conscience psychologique, avait sans doute écrit le mot stoïcien synédèse.

À cause de son origine religieuse, le mot conscience conserve souvent un sens autoritaire. Quand la troisième République rendit laïque le personnel de son enseignement et feignit d’en laïciser la couleur superficielle, elle fit un acte de foi un peu mystique en la conscience morale, proclama le bien et le devoir comme des évidences universelles et qui se suffisent. On purgea la morale de ses ridicules sanctions infernales ou paradisiaques, non de son caractère obligatoire. Sous l’influence conjuguée du Cousinisme et du Kantisme, on fit de l’obligation le centre de la moralité et on prêcha « la religion du devoir ». Un des meilleurs théoriciens de la doctrine : C.-A. Vallier, écrivait en 1822, dans l’Intention Morale, ces paroles austères : « La loi morale ne se révèle qu’à ses adorateurs ; elle veut être crue sans preuve. Elle est parce qu’elle est ou plutôt parce que nous voulons qu’elle soit. »

Plusieurs sentaient que ce chemin conduisait vers plus de liberté qu’ils ne voulaient et tentaient de donner à la morale quelque fondement métaphysique. Fondement ruineux dès qu’une dogmatique n’est plus imposée. Les meilleurs de ceux qui essayent ces tentatives désespérées, Frédéric Rauch, par exemple, ou M. Lévy-Bruhl, les désavoueront plus tard.

La conscience individuelle, sans avoir subi aucune déformation éducative, permettrait-elle la construction d’une morale universelle ? D’une, non, mais de plusieurs. Parce que, même sans aucun enseignement, elle est déformée et contient d’innombrables éléments sociaux et grégaires. Bête de troupeau, le chien Nietzsche pour qui elle exige l’intensité de la vie et la domination sur les moutons. Pour l’anthroposociologie des états-

majors et des nationalistes intégraux, elle sacrifie l’humanité à une nation et fait l’apologie de la guerre. La stupide conscience de l’Américain moyen chante haine du nègre et la gloire du dollar. Pour Adam Smith, la conscience n’est que sympathie ; pour Schopenhauer ou pour Tolstoï, n’est-elle pas un autre nom de la pitié ? Mais chez Herbert Spencer, elle devient un hymne en l’honneur du Progrès, c’est-à-dire l’Hétérogénéité Croissante.

Les siècles nous ont fait une conscience bien contradictoire.

Que chacun fasse l’effort d’éliminer tout ce qu’il porte de grégaire et de se découvrir lui-même. Mais qu’il ne se flatte pas de pouvoir ensuite déchiffrer les autres.

Il est d’une prudence élémentaire de se refuser à déterminer le contenu pur de la conscience éthique, reconnaître qu’elle peut varier avec les individus, que chacun est la mesure de sa vérité et que je ne puis éclairer et diriger que moi-même.

Je reviens volontiers à l’éthique stoïcienne, mais en l’amendant pour lui donner une forme. Être multiple, l’homme est déchirement et douleur s’il ne sait se faire harmonie et bonheur. Il veut être heureux ; il ne se découvre, aux profondeurs, nul autre but qui lui attribue une vocation différente, confond des moyens, efficaces ou non, avec la fin véritable. Or, le bonheur ne se trouve que dans l’accord avec soi-même. Ma conscience, c’est mon besoin d’harmonie ; la voix de ma conscience, c’est l’avertissement devant ce qui empêchera ou troublera mon harmonie. Je suis intelligence, cœur et instinct. Il faut que j’arrive a mettre d’accord tout cela. Quand tout cela se précipite vers un geste ou recule devant un geste, ma conscience est ce oui ou ce non unanime de mon être. Lorsque tout cela n’est pas d’accord, ma conscience et son incertitude sont la recherche tâtonnante de mon harmonie. Parfois — rarement — elle exige un sacrifice. En cas d’absolue nécessité, je fait couper, pour sauver ma vie, mon bras gangrené. Pour sauver mon harmonie essentielle, il m’arrive de rejeter un de mes instincts. Plus souvent je réussis à l’apaiser par une satisfaction de rêve ou à le diriger et l’utiliser. Comme disent les psychanalistes, je le platonise ou je le sublime. Jamais je ne puis sacrifier ni ma raison ni mon cœur. Je meurs également si on me coupe la tête ou si on m’arrache le muscle cardiaque. De même je ne conserve une vie éthique qu’autant que je protège ma raison et ma sensibilité humaine. Pour les protéger et les mettre d’accord, je n’ai guère qu’à les découvrir. Dans leur pureté, ils sont toujours en harmonie comme deux nécessités de ma vie, comme deux conspirateurs pour ma vie. Leur lutte apparente est faite de confusion. Tant que je prends ma logique pour ma raison ou les traditions pour mon cœur, je suis un pauvre être divisé avec lui-même. Dès que j’atteins la vérité de mon cœur et de ma raison, je connais ma profonde volonté et ma joyeuse harmonie.

Mais le chœur émouvant que forment mon sentiment et mon intelligence chante des conseils, non des ordres. Je repousse en riant l’idée que l’impératif éthique puisse avoir une autorité particulière. Nulle obligation. Mais l’impossibilité d’être heureux sans écouter ma conscience. Quelque chose d’analogue à l’impossibilité de sourire à la phrase que j’écris, tant que je ne lui ai pas donné rythme et clarté.

D’après Kant et ses suiveurs, l’obligation fait partie de la définition même de la morale. Partout ailleurs, il y a impératif hypothétique : « Fais ceci, si tu veux cela ». Ici il y aurait impératif catégorique : « Fais ceci », sans condition. Si Kant avait raison, le sage verrait là un motif de plus de révolte et d’immoralisme.

Mais Kant se trompe. L’Impératif éthique n’est pas catégorique en fait puisqu’on lui désobéit. Et il est hy-