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du mouvement syndical qui nous a conduits, de proche en proche, jusqu’à l’origine de la C. G. T.

Nous nous contenterons donc de prendre notre tâche — qui n’en reste pas moins vaste — après la Révolution de 1789, après l’évanouissement des corporations.

L’écroulement du vieux système social, provoqué par la Révolution, avait fait table rase des privilèges de toutes natures et supprimé toutes les juridictions qui s’interposaient entre l’individu et l’État. Après 1789, l’homme, quelle que soit sa profession, ne relevait plus d’un patron, d’un seigneur, d’un évêque ou du fisc. Il n’y avait, plus sujets du roi, des nobles, des clercs, des paysans, plus de classes, d’ordres, de droits, de dîmes, plus d’entraves, etc… Mais il n’y avait plus non plus, dit Proudhon dans sa Capacité politique des classes ouvrières (page 11) aucune de ces autorités locales, de ces chartes particulières, de ces parlements, de ces corporations, de ces prérogatives ou exemptions. Rien ne subsista que ces deux termes extrêmes : l’État et le Citoyen. Rien ne demeura non plus, pour amortir la domination directe du second par le premier.

Qu’arriva-t-il ?

Avec les dépouilles des biens de la noblesse et du clergé, se constitua une classe de propriétaires-paysans tandis qu’une immense majorité du peuple ne voyait rien changer à sa condition première. Les classes se formèrent presque spontanément, immédiatement. La lutte fut d’autant plus vive que les non-possédants, les travailleurs, se rendirent compte de la spoliation et de la trahison dont ils étaient victimes de la part de leurs alliés de la veille : la nouvelle bourgeoisie, qui avait utilisé au mieux de ses intérêts la force populaire et ne rêvait que de l’asservir à nouveau pour asseoir ses privilèges, cette classe dont l’appétit était d’autant plus grand qu’il avait été plus longtemps contenu par le régime disparu.

Il y avait désormais la Bourgeoisie et le Prolétariat, la première brimant le second, après avoir utilisé sa force libératrice et révolutionnaire. La structure de l’État se trouvait modifiée. Les formes constitutionnelles étaient changées, mais l’exploitation, pour différente qu’elle, était, n’en subsistait pas moins, plus brutale et plus cupide qu’avant. C’était tout le résultat qui restait d’une révolution politique, et qui n’avait pas modifié les termes généraux du contrat social.

Alors qu’on répandait partout, au dedans comme au dehors, des idées de justice, d’égalité, de fraternité, c’était entre deux catégories d’hommes une opposition sans cesse croissante qui se développait du fait d’une sujétion politique et d’une exploitation économique sans frein, que rien ne venait atténuer.

Doit-on, comme Jouhaux l’affirme dans son ouvrage Le Syndicalisme et la C. G. T. (page 25) dire que la loi Le Chatelier, votée en 1790, ne correspond pas réellement à l’esprit des hommes qui l’ont votée ? Nous ne le croyons pas. À notre avis, cette loi était bien l’expression de leurs sentiments exacts. Le fait qu’elle ait été votée par la Constituante au moment même où se produisaient à Paris, des cessations concertées du travail, nous permet d’affirmer qu’elle le fut en toute connaissance de cause.

On voulait museler les travailleurs, au moment même où les corporations disparaissaient ; le prolétariat était sans défense.

Le texte du manifeste adressé à cette époque aux ouvriers parisiens par le Conseil municipal le prouve avec évidence.

Voici ce qu’on y lit :

« Le Conseil municipal est instruit que les ouvriers de quelques professions se réunissent journellement en très grand nombre, se coalisent au lieu de s’employer à travailler et font des arrêts par lesquels ils

taxent arbitrairement le prix de leurs journées. Tous les citoyens sont égaux en droit, mais ils ne le seront jamais en facultés, en talents et en moyens. La nature ne l’a jamais voulu. Il est donc impossible qu’ils se flattent tous de faire les mêmes gains.

Une coalition d’ouvriers pour porter le salaire de leurs journées à des prix uniformes et forcer ceux du même état à se soumettre à cette fixation serait donc évidemment contraire à leurs propres intérêts ; une pareille coalition serait une violation de la loi, une atteinte à l’intérêt général ».

Voilà ce qu’on osait écrire au lendemain de la Révolution. N’est-ce pas caractéristique d’un état d’esprit d’oppression ?

Combien de fois, depuis, avons-nous entendu tenir le même langage par te patronat et le « pouvoir » ? Combien de fois, hélas ! l’entendrons-nous encore, si, à la première occasion, nous ne proclamons pas d’abord les droits imprescriptibles du travail et des travailleurs, si nous renonçons à faire nos affaires nous-mêmes, pour les confier à des « génies, à des messies », à des maîtres nouveaux à qui nous remettrons le soin de faire notre bonheur politique en consacrant notre esclavage économique ?

Les révolutions de 1830, 1848 et 1871 ont pourtant, à cet égard, apporté une confirmation éclatante à ces faits de 1790, sans ouvrir les yeux, hermétiquement clos — il faut le croire — des travailleurs. En sera-t-il de même demain ? Il faut le craindre et faire l’impossible pour que cela ne soit point.

Comme on le voit, c’est au lendemain de la grande révolution française qu’il faut situer l’origine des classes et la naissance du mouvement syndical, placé hors des institutions soit disant révolutionnaires créées par la Bourgeoisie pour asseoir son pouvoir et conserver ses privilèges récents.

N’est-ce pas aussi à cette date qu’il faut placer la compréhension de la responsabilité ouvrière et l’affirmation de celui de la solidarité de classe ?

Dès cette époque, on avait de la liberté du travail, une idée exacte et on condamnait aussi sévèrement qu’aujourd’hui l’acte de l’homme qui travaillait pendant que les autres revendiquaient. C’est de ce moment que date la vraie morale ouvrière qui veut que « quiconque ne participe pas à un effort ne soit pas digne d’en recevoir le prix et qui condamne sévèrement, mais justement, toute action qui tend à briser l’action revendicatrice des ouvriers ».

Les ouvriers d’ailleurs ne tinrent aucun compte du manifeste municipal. Les charpentiers, notamment, constituèrent un syndicat bien organisé. Leur exemple fut suivi par plusieurs corporations du bâtiment qui défendirent vigoureusement leurs salaires, sans oublier de poser le principe de la réduction de la journée de travail, qui fut ramenée de 14 à 12 heures (repos non compris).

Voyons ce que disaient de leur côté les patrons : « Le prix de la journée, disaient-ils, est ainsi augmenté d’un sixième ; malgré les fortes réclamations qui se sont élevées contre ce désordre, il n’a pas été réprimé ».

Ne croirait-on pas entendre nos patrons modernes protester contre l’application de la journée de huit heures et l’augmentation des salaires ?

De même que la défense des intérêts heurte aujourd’hui ceux de la bourgeoisie et les conceptions juridiques du patronat ; cette tentative d’organisation pour modifier le contrat social, heurtait l’esprit des récents bourgeois de la Constituante. Inutile de tenter ou de faire croire que la loi Le Chatelier n’était pas l’expression exacte de l’état d’esprit de ceux qui la votèrent. Ils n’étaient ni des niais, ni des inconscients. Tous leurs actes le prouvent.