Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 1.djvu/39

Cette page a été validée par deux contributeurs.
ALC
38

ministre de la Guerre, de prononcer la phrase suivante dans la péroraison d’un discours prononcé à Strasbourg le 4 novembre 1919 : « Laisser à notre vin de France sa place de boisson vivifiante. » (Brochure éditée par l’imprimerie Lang, 7, rue Rochechouart, Paris, p. 30.) Déjà en 1907, une statistique officielle attribuait 2.419 cas d’aliénation mentale à la consommation des boissons hygiéniques, vin, bière, cidre, contre 1.537 cas à l’usage de l’absinthe. (« Traité International de Psychologie Pathologique », tome II, p. 924.)

Étant un poison, l’alcool n’est pas, ne peut pas être un aliment, c’est-à-dire « une nourriture, ce qui se mange, se digère, entretient la vie. » (Dictionnaire de l’Académie Française.) En effet, l’alcool se boit, se digère, donne des calories, mais n’entretient pas la vie ; au contraire il l’entrave puis la suspend définitivement, comme cela vient d’être démontré. Les zélateurs de l’alcool-aliment appuient leur panégyrique sur les expériences de MM.  Atwater et Bénédict, très bien résumées par M.  Jacques Bertillon : « Lorsqu’un homme sain et ordinairement abstinent boit pendant quatre jours, dans un litre d’infusion de café, une faible quantité d’alcool, celle qui se trouve dans trois quarts de litre de vin de Bordeaux, cet alcool produit autant de calories que l’aurait fait une quantité équivalente de sucre et de fécule. » (Cité par Dr  Rénon, loc. cit. p. 248.) Il produit des calories, mais en même temps il irrite l’estomac et l’intestin, altère les cellules du foie, sclérose le rein, désagrège les parois des artères, ramollit le cerveau. Les feuilles et baies de belladone aussi donnent des calories, constituent un aliment dont se nourrissent volontiers certains animaux (Richaud, « Précis de thérapeutique et de pharmacologie », p. 811). Il ne viendra cependant à la pensée d’aucune personne sensée d’ingurgiter une substance toxique ou pouvant l’être, alors que tant de choses saines sont à la portée de sa main. D’ailleurs un autre expérimentateur, M.  Chauveau, dans sa note du 21 janvier 1901 à l’Académie des Sciences, conclut ainsi : « La substitution partielle de l’alcool au sucre, isodgname, dans la ration alimentaire d’un sujet qui travaille, ration administrée peu de temps avant le travail, entraîne pour le sujet les conséquences suivantes : 1o diminution de la valeur absolue du travail musculaire ; 2o stagnation ou amoindrissement de l’entretien ; 3o élévation de la dépense énergétique par rapport à la valeur du travail accompli. En somme les résultats de la substitution se montrent à tous points de vue très franchement défavorables. »

Au surplus la logique des faits plaide contre la thèse de l’alcool-aliment. Si la valeur alimentaire d’un corps réside uniquement en son pouvoir calorifique, l’alcool amylique, ou de pommes de terre, qui dégage 9 calories au gramme, l’emporte sur l’alcool éthylique, ou de vin, qui ne fournit que 7 calories : la puissance nutritive de l’alcool naturel, cher aux savants de parlement, inférieure à celle de l’alcool d’industrie, ce pelé, ce galeux, d’où sortirait tout le mal alcoolique ! Or, l’alcool amylique présente la dose toxique limite la plus élevée, soit 12 gr. 50, celle de l’alcool éthylique étant 7 gr. 75. Il faudrait donc conclure que l’alcool le plus toxique est le meilleur aliment, et ce serait le triomphe de l’absurdité ! (D’après les tableaux donnés par le « Traité de l’alcoolisme », par Triboulet, Mathieu et Mignot, p. 56 et 148.)

De toute cette discussion, une évidence se dégage : aliment chimique théorique, l’alcool s’avère, à la pratique, un aliment toxique, un véritable et dangereux poison. Du point de vue du simple bon sens, peut-il exister une dose hygiénique de poison ?

Pas plus qu’une nourriture pour le corps, l’alcool-poison n’est un aliment pour l’esprit. En prétendant trouver dans les vins et spiritueux du terroir les sources du génie français, les thuriféraires patentés et tarifés de l’intoxication nationale commirent la plus

audacieuse facétie sortie de la tête d’un disciple de Bacchus. De toute certitude, l’alcool constitue le poison spécifique de l’intelligence. La moindre dose suffit à provoquer, dès le premier contact, un dérangement mental aisément perçu par l’entourage du sujet. Le Dr  Legrain, médecin-chef de l’Asile de Villejuif, le dit fort bien : « L’alcool est avant tout un poison du système nerveux et spécialement du cerveau. Cela domine sa physio-pathologie tout entière ; car c’est en partant de sa propriété primitive et essentielle de parésier l’activité nerveuse que la plupart de ses effets morbides trouvent leur explication facile. C’est beaucoup moins une excitation des centres supérieurs qu’on observe, dès que l’alcool les atteint, qu’une stupéfaction des centres d’arrêt grâce auxquels le sujet, conscient et équilibré, reste le maître de ses sentiments et de ses impulsions, tout aussi bien que des processus ordinaires de sa pensée. » (Article « Alcoolisme », dans le vol. « Intoxication », tome XXII du « Traité de Pathologie médicale » de Sergent, Ribadeau-Dumas, Babonneix ; p. 259.)

Chacun sait que l’alcoomane sombre dans un état mental inférieur à l’animalité. Par quelle singulière contradiction une substance génératrice d’une telle déchéance serait-elle capable de donner, à certaines doses, la moindre parcelle de saine compréhension ? Dans l’œuvre scientifique véritable, élaborée par le fonctionnement harmonique d’une imagination hardie, d’une attention soutenue et d’un jugement lucide, la plus petite goutte de toxique apporte trouble et impuissance. Et l’on ne peut citer, dans la science universelle, un seul maître dont soit discutable l’exemplaire sobriété.

Quant à l’œuvre d’imagination pure et à quelques-uns de ses ivrognes ouvriers : Verlaine, Musset, Poe, leur exacte signification est déterminée dans ces lignes de Legrain : « Des poètes assez misérables malgré leur génie ont paru trouver leur inspiration dans l’alcool ; ils ont fait illusion à leurs admirateurs comme ils se sont fait illusion à eux-mêmes. C’était de leur part une infirmité naturelle que d’avoir besoin d’un réactif toxique pour mettre en vedette des dispositions naturelles normalement torpides. » (Loc. cit. p. 241.) Le don poétique synthétise une sensibilité vive, la faculté de penser en images et les moyens de les formuler ; les sensations complexes fournies par des organes intacts doivent être élaborées par le cerveau en perceptions précises et intégrales, parmi lesquelles la pensée choisira les éléments les plus caractéristiques et les plus généraux pour en former des images frappantes et évocatrices, qu’une langue savante traduira en termes expressifs et harmonieux. Qu’apportera à cette fonction créatrice, sinon une dégradation d’énergie, cet alcool-poison, ce composé de carbone, d’oxygène et d’hydrogène dont l’action primaire s’affirme déprimante, stupéfiante, anesthésique ? Ne l’oublions pas, avant l’ère du chloroforme, les chirurgiens insensibilisaient leurs malades en leur faisant absorber vins et spiritueux et fumer des cigarettes. Si ses douleurs s’apaisent et s’endorment au souffle des vapeurs ébrieuses, si ses joies chancellent et tombent au souffle empesté des liqueurs bachiques, où le poète puisera-t-il ses nobles inspirations ? Au vrai poète il faut des sens délicats et robustes, une raison lucide et forte, un vocabulaire précis. Le virus sécrété dans la profondeur des cuves et alambics, détruit tout équilibre et annihile toute possibilité. C’est pourquoi les lecteurs avertis goûtent surtout dans Verlaine les vers écrits aux époques de sevrage, à l’hôpital ou en prison.

À l’expérience séculaire, la guerre récente vint apporter l’appui de ses tristes divagations. Abruti par le jus de ses treilles, le peuple français toléra de ses dirigeants les plus grossiers et les plus éhontés mensonges, le plus stupide et le plus infâme « bourrage de crânes », que le