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foi dans la bonté de la vie, pourquoi vivre, lutter, souffrir ? Ne serait-il pas mieux de s’abîmer immédiatement dans le néant, si on ne porte aucun espoir extraterrestre ? Ne le serait-il pas encore plus d’écourter le voyage, si on croit que la terre n’est « qu’une vallée de larmes » qu’on traverse pour aller au ciel ? Ceux qui sont certains qu’une divinité tutélaire les accueillera un jour à sa droite sont illogiques en restant attachés à la vie. Ils prétendent remplir un « devoir » par cet attachement. Ce devoir, qui n’a jamais été démontré bien sérieusement, ne fait que donner le change à cet espoir instinctif, naturel, qui persiste au fond d’eux-mêmes, d’une vie terrestre moins difficile pour eux ou pour ceux à qui ils se sont « dévoués ». Le « Pater » que les chrétiens font monter vers Dieu, ne dit pas : « Enlevez-nous de la terre pour aller vers vous » ; il dit : « Donnez-nous chaque jour notre pain quotidien », le pain qui nous fait vivre en corps et en esprit et nous permet de ne pas mourir. « Plutôt souffrir que mourir est la devise des hommes », a dit La Fontaine, parce que les hommes trouvent la vie bonne malgré leurs souffrances et leurs espoirs célestes.

Le dictionnaire Bescherelle donne cette définition morale de la bonté : « Attribut des êtres animés ou inanimés, elle indique l’utilité dont ils peuvent être pour les autres objets ou êtres de la création. » Nous ajoutons : La bonté est dans toute la nature, créée ou non, dans tout ce qui contribue à entretenir la vie, à la rendre meilleure. Pour tous les êtres « animés ou inanimés », elle n’est que dans la nature, malgré les théories des imposteurs qui mènent le monde et se servent d’elle pour mal le mener.

Bescherelle distingue d’abord la bonté essentielle, celle des êtres et des choses en eux-mêmes, dans « les attributs qui les constituent tels qu’ils sont ». C’est ainsi qu’un être ou une chose, même malfaisants pour les autres, sont « bons » en ce qu’ils possèdent tout ce qui est convenable à leur nature. On dit : « Cet arsenic est bon ou mauvais », selon qu’il est propre ou impropre à produire les effets de sa nature, et Bescherelle ajoute : « Dieu, après avoir créé les tigres et les serpents, dut voir, comme après avoir fait la lumière, qu’ils étaient bons ». Créés ou non par Dieu, les tigres et les serpents possèdent incontestablement cette bonté essentielle propre à chaque être, qui est tout à fait indépendante des rapports des êtres entre eux et de ce qui peut être bon ou mauvais à chacun dans ces rapports. L’arsenic sera bon ou mauvais à l’homme suivant l’usage qu’il en fera. Si l’homme rencontre un tigre ou un serpent, l’aventure sera mauvaise pour l’homme s’il se trouve sans défense ; elle sera mauvaise pour le tigre ou le serpent si l’homme, portant un fusil et étant bon tireur, tue le tigre ou le serpent. Bescherelle appelle fort exactement bonté relative celle qui découle de la bonté essentielle, tout en étant exclusive d’elle, et « qui consiste dans l’ordre, l’arrangement, les rapports, la symétrie que les choses et les êtres ont les uns avec les autres. » Mais il est moins exact lorsqu’il distingue ensuite la bonté animale qu’il définit ainsi : « Une économie dans les passions que toute créature sensible et bien constituée reçoit de la nature. » Il la voit dans « l’heureuse conformation de l’individu, la belle proportion de ses membres, aussi bien que dans certaines qualités instinctives », et il cite comme exemples : « Un bon chien de chasse », « un bon cheval de selle », « un bon soldat ». Nous voyons mal, en rapprochant la définition et les exemples, ce que l’auteur appelle la bonté animale et ce qui la distingue des précédentes. Par la définition, cette bonté rentre dans le cadre de la bonté essentielle ; par les exemples qui établissent des rapports avec d’autres êtres, elle se trouve dans l’ordre de la bonté relative.

La distinction de la bonté animale ne nous paraît donc pas justifiée. Elle l’est d’autant moins qu’à notre avis, toute distinction entre une bonté animale et une bonté humaine ne peut être que fausse et conventionnelle. Aussi, nous séparons-nous complètement de Bescherelle lorsqu’il traite de la bonté proprement dite, c’est-à-dire de cette « qualité morale qui porte à faire, du bien, à être doux, facile, indulgent » dans les rapports des êtres entre eux. Il appelle bonté raisonnée « la qualité propre à l’homme qui consiste dans les rapports de mœurs avec l’ordre essentiel, éternel, immuable, règle et modèle de toutes les acceptions réfléchies. » Cette bonté, dit-il, se confond avec la vertu. En même temps, il constate, toujours chez l’homme seulement, « une autre bonté qui tient moins de l’intelligence, qui part du cœur, et qui le porte à secourir son semblable, à le défendre, à lui pardonner. » Il définit ensuite les différentes nuances de cette bonté humaine qui vient soit de la raison, soit du cœur et qu’on appelle suivant les cas : humanité, philanthropie, charité, générosité, clémence, magnanimité, bonhomie, faiblesse. Enfin, il termine ainsi : « Plutarque a dit de la bonté qu’elle a plus d’étendue que la justice et que, ainsi que la reconnaissance, elle s’étend souvent jusque sur les animaux. Et nous pouvons dire que, quel que soit le caractère de cette vertu, elle est celle qui rapproche le plus l’homme de son créateur, et qu’en même temps qu’elle contribue au bonheur de tout ce qui nous entoure, elle trouve sa récompense en elle même. »

Bescherelle, qui croit que Dieu a créé les tigres, les serpents et l’homme, voit dans la bonté ce qui rapproche le plus l’homme de ce créateur. Mais pourquoi réserve-t-il ce rapprochement à l’homme et pourquoi les tigres et les serpents, qui sont, au yeux de Dieu, aussi « bons » que l’homme, n’en auraient-ils pas aussi la faculté ? C’est que Bescherelle, lorsqu’il est arrivé aux rapports des êtres entre eux, ne s’est pas placé au point de vue de l’observation de la nature ; il a adopté la façon de voir de l’homme, de certains hommes, et avec elle la thèse conventionnelle des faiseurs de systèmes et particulièrement des sophistiqueurs religieux. Or, ne pas constater que les animaux sont bons non seulement en eux-mêmes, mais qu’ils possèdent la bonté raisonnée et la bonté du cœur au moins autant que l’homme, c’est partager l’aveuglement ou la mauvaise foi d’un Malebranche qui, niant la sensibilité animale, donnait un coup de pied dans le ventre de sa chienne et disait à Fontenelle, malgré les cris poussés par sa victime : « Ne savez-vous pas bien que cela ne sent pas ? »

Notre temps, malgré toutes ses prétentions rationalistes et ses affirmations de sincérité scientifique, subit toujours l’envoûtement du dogmatisme religieux dans le dessein de rabaisser la vie naturelle et d’exalter chez l’homme ses prétendus rapports avec la divinité. On n’a que trop bien réussi à faire mépriser par la bêtise humaine tout ce qui n’était pas l’homme et à lui faire exercer, en vertu d’une souveraineté fallacieuse qu’il aurait reçue de Dieu et sous le nom de bonté, la plus sauvage dictature et la plus épouvantable terreur sur toute la nature. Aussi, n’est-il pas de pire imposture que la bonté qui « rapproche l’homme de son créateur », et pas d’hypocrisie plus monstrueuse que cette hiérarchie vertueuse qui établit des degrés dans la bonté et se couronne de ce qu’on appelle la charité chrétienne.

Lorsqu’il entendait des hommes parlant de l’âme des bêtes avec cette suffisance bouffonne qui les fait pontifier à propos de ce qu’ils ignorent, Voltaire disait : « Écoutez d’autres bêtes raisonnant sur les bêtes ». Les bêtes raisonnant sur les bêtes avaient commencé par refuser une âme à la femme que les théologiens mépri-