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cune utilité. Ils lui sont à tous les points de vue, nuisibles. Tandis qu’un tas d’inutiles, de rastas, de mondains, de parvenus, d’anciens et de nouveaux riches, sous le masque de gens honnêtes et bien pensants représentant la bonne société, se livrent cyniquement ― ou sournoisement ― à leurs exercices favoris, dépensant sans compter, étalant leur luxe insolent, sans noblesse, sans art, on rencontre de pauvres êtres dénués de tout, sans ressources, mourant de faim… Le pauvre est sans abri, l’artiste méconnu agonise devant un chef-d’œuvre… La pseudo-civilisation favorise par tous les moyens les petits besoins et néglige d’en faire autant pour les grands besoins. C’est un non-sens. À chacun de nous, rompant avec la tradition, la convention, le préjugé, de vivre, notre vie normalement, de pratiquer la sagesse, de modérer nos désirs, sans nous mortifier et nous priver pour cela du nécessaire. Les eunuques sont du côté des jouisseurs. Le : il faut vivre, n’a de sens que si on vit en beauté. Jouissons de la vie sous toutes ses formes, et les plus élevées, au lieu de la châtrer, de la mutiler, car, pour nous, la vie n’est pas ce que la morale désigne sous ce nom. Plus nous enlèverons aux besoins factices, plus nous ajouterons aux besoins réels, plus nous jouirons des joies véritables que la vie met à notre portée, plus nous serons dignes de la vivre. Vivons intensément, par l’esprit, par le cœur, les sens. C’est la seule façon de vivre vraiment. Abstenons-nous de certains plaisirs, de certains luxes. La non-participation à certaines pseudo-jouissances s’impose. Rompons avec les goûts de la majorité applaudisseuse de cabotins. Faisons des efforts sur nous-mêmes, surmontons-nous, réformons-nous, non pour diminuer en nous la vie, mais pour l’augmenter, l’intensifier, en tirer le maximum de bonheur ! ― La limitation des besoins est, comme la non-participation, l’abstention, un de nos moyens de lutte. Favorisons nos besoins supérieurs au détriment des besoins inférieurs, absolument inutiles. Nos parents nous ont donné des besoins dont il nous est bien difficile de nous débarrasser. Ce sont de lourdes chaînes qui nous retiennent au passé, et dont nous ne parviendrons à nous libérer qu’à force de patience et d’énergie. Nous délivrer de tous ces besoins factices que nous tenons d’une pseudo-civilisation exige des efforts surhumains. ― N’inculquons pas à l’enfance nos besoins qui font de nous des malheureux. Que l’éducation donnée à la jeunesse la libère des liens qui nous emprisonnent. Libérons la, au moins, des maux dont nous souffrons. C’est par l’éducation qu’une humanité naîtra, affranchie des besoins factices. ― La question sociale, comme la question morale, réside en partie dans l’application de cette formule : limiter ses besoins, non certes pour restreindre l’individu, le diminuer, l’anémier par le renoncement et le sacrifice, les mortifications de toute nature, mais pour l’augmenter, l’embellir, agrandir son champ d’action, en un mot pour le régénérer, pour qu’il vive vraiment. Il ne s’agit pas de se priver pour un paradis problématique. Il s’agit de vivre vraiment, normalement. Quand l’individu se sera rendu maître de lui-même, de ses sentiments, il sera libre, il cessera d’être l’esclave de ses passions.

Renonçons aux honneurs, aux « situations », à tout ce qui ne dépend pas de nous, à ce que le sage Épicure, et le sage Epictète considéraient comme une diminution de la personnalité. Réformons-nous. Soyons moins ambitieux, moins orgueilleux. Repoussons toute limitation, toute barrière. Pour ce qui est d’une habitude néfaste au corps, autant qu’à l’âme, procédons par diminution, comme on ne peut, d’un seul coup, cesser de s’adonner à la morphine, à un poison quelconque. On se sentira régénéré, et finalement délivré d’un grand poids. On aura vaincu un besoin factice. Ce sera autant de gagné pour les besoins naturels, nor-

maux. ― De l’individu régénéré naîtra une société meilleure. C’est ce besoin d’une société meilleure, moins imparfaite que la nôtre, qui fait que des penseurs, des savants, des artistes, des hommes d’action se sacrifient à un idéal, poursuivent une noble tâche, envers et contre tous. Ce sont des utopistes, des rêveurs ! Le troupeau les tourne en ridicule !… Ils n’en continuent pas moins à se dévouer. Le besoin de se donner est chez eux plus fort que tout. Supprimez ce besoin, il n’y a plus de progrès, il n’y a plus rien. L’humanité n’est plus qu’un troupeau de brutes. À côté des besoins inutiles de la majorité des individus, le besoin d’harmonie apparaît comme le plus utile, car il porte l’humanité en avant, malgré elle, l’aidant à se réaliser un peu plus chaque jour. ― « On a souvent besoin d’un plus petit que soi ». Vers du bon La Fontaine, qui exprime une vérité dont la plupart des gens ne paraissent guère se douter. Il signifie qu’il existe entre tous les êtres une solidarité profonde, et qu’ils ne peuvent se passer les uns des autres. Que feraient les riches s’il n’y avait, pour les servir, la foule des travailleurs ? Qui tisserait leurs vêtements, construirait leurs maisons, assurerait leurs besoins ? Ils seraient incapables de se servir eux-mêmes, n’étant bons à rien. Sans la valetaille à leurs ordres, cette domesticité bien peu intéressante, dont il ne peuvent se passer, ils se laisseraient mourir de faim ! Des gens ont besoin d’être servis : abandonnés à leur propre sort, mondains et mondaines ne seraient même pas capables de s’habiller ! Il résulte de cette vérité que nous ne devons être arrogants avec personne, surtout avec les humbles, les faibles, qui ont autant besoin de nous que nous avons besoin d’eux. Car si nous luttons pour leur émancipation, les services qu’ils nous rendent sont sans nombre. L’homme de génie ne fait que rendre à l’humanité ce qu’il lui a emprunté au centuple il est vrai, il est l’héritier des peuples qui l’ont précédé, il sait ce qu’il doit aux anonymes. Tout dans l’humanité joue un rôle. Même les être inutiles servent à quelque chose. ― À chacun selon ses besoins. Rien de plus exact que cette formule. Mais elle peut être mal interprétée. L’homme riche peut s’en prévaloir pour soutenir qu’il lui faut manger davantage, jouir davantage, que l’homme pauvre, qui a moins de besoins. Elle signifie que nul ne doit mourir de faim, que la société doit pourvoir aux besoins des individus qu’elle a mis au monde, sans leur demander, et pour cause, leur avis. Une société équitable aurait à cœur de faire le bonheur de chacun de ses membres, de leur assurer une vie à peu près sortable. À chacun selon ses besoins, formule qui, complétée par celle-ci : à chacun selon ses forces, et appliquée intelligemment, réaliserait la justice idéale et l’égalité parfaite. Remarquez qu’il ne s’agit pas, pour ceux qui n’ont rien, d’envier l’égoïsme des riches, leurs plaisirs, leurs jeux, leur existence vide. Jalouser le bourgeois dont on convoite la place, faire la révolution dans le but de leur ressembler, d’agir et de penser comme eux, d’avoir les mêmes besoins, le même luxe ; la même pseudo-civilisation, quel but mesquin si c’est là le but de la démocratie ! Aspirer à remplacer les maîtres pour dominer avec les mêmes passions, les mêmes intérêts, combien cet idéal est piètre ! Notre démocratie est pleine de futurs bourgeois qui envient les riches, les hommes de proie et d’argent. Plutôt le régime bourgeois qu’une révolution qui ne ferait que changer les noms, les mots, sans modifier les choses et les caractères ! ― Que des individus aient des besoins différents c’est certain. L’égalité absolue est un mythe. Mais il y a une égalité qui exige que chacun vive selon son rythme, se réalise selon sa norme. On ne peut être l’égal d’un riche imbécile, ce serait par trop humiliant. Mais quiconque accomplit une tâche utile, une tâche créatrice, dans quelque ordre que ce soit, mérite de vivre, l’ouvrier