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qu’une lutte pour la mort. La morale et la religion ont fait un épouvantail du besoin de reproduction, de l’acte sexuel, qui est un péché, s’il ne s’accomplit selon la tradition, dans une certaine forme, avec l’estampille de l’Église et de l’État. Ce besoin légalisé, contrôlé par l’autorité, est une monstruosité, qui se traduit par toutes sortes de vices (le mot vices a ici un sens), d’anomalies, d’incohérences. La syphilis et la prostitution sont les conséquences de l’amour sexuel détourné de son libre cours par les préjugés et les habitudes. La chasteté ― et quelle chasteté ! ― produit des situations baroques. La même société qui recherche, paraît-il, le bien de tous ses membres, au lieu de donner du pain à ceux qui n’en ont pas, leur donne de l’alcool (en ayant l’air de le supprimer), et tolère la mendicité (en paraissant l’interdire). Quant aux besoins intellectuels, elle leur substitue une pseudo-science, un pseudo-art, une pseudo-pensée qui n’ont de nom dans aucune langue. Un enseignement faux, des idées toutes faites, des lieux communs, des banalités, des pauvretés constituent l’éducation et l’instruction des « masses ». Le pédantisme tient lieu de savoir aux imbéciles. Ainsi, les individus, ne pouvant satisfaire leurs besoins normaux, en sont réduits à satisfaire des besoins anormaux. La société les y contraint (bien peu résistent). Des besoins artificiels se substituent aux besoins naturels. Et voilà toute une humanité de détraqués qui apparaît ! Entre le besoin et les besoins, (entre les besoins réels et les autres), il y a des différences. Ces derniers sont un luxe dont l’individu pourrait fort bien se passer. Ces besoins obligent l’homme à se vendre, créent chez lui une conscience équivoque, élastique, prête à tous les reniements, à toutes les concessions et diminutions. Entre les actes et les idées n’existe plus aucune harmonie. L’homme qui a des besoins se contredit sans cesse. Sa vie est un mensonge perpétuel. L’homme veut posséder et jouir. Plus il possède, plus il veut posséder. Il n’arrive jamais à satisfaire ses passions. Plus grands sont ses efforts, plus le but recule. Il n’est jamais content. Il semble que, enfin riche, sa richesse doive lui suffire. Nullement, il faut qu’il entasse de nouvelles richesses, et se livre à de nouvelles excentricités. Il devient avare, soupçonneux, méchant, dur pour les autres, timoré. Il a peur de tout. Cet homme devient politicien, mercanti, assassin. L’être qui a joui veut jouir encore et toujours. Encore si ses jouissances étaient saines ! Mais non, ce sont des demi-jouissances, des jouissances à côté. Certains riches emploient bien mal leur or ! Qui a bu boira. Cette soif insatiable d’or et de plaisirs n’a pas de limites. Elle ne s’arrêtera qu’avec la mort. Certains êtres inspirent la pitié. Plus ils ont de besoins, plus ils en veulent de nouveaux. Les besoins en appellent d’autres. C’est une ronde infernale où sans cesse participent de nouveaux arrivants. Il leur faut davantage d’or, de plaisirs, ils ne sont jamais rassasiés (c’est d’ailleurs leur châtiment). C’est parce que l’individu obéit à des besoins factices, engendrés par le social, que la civilisation n’existe pas. Elle est un rêve lointain. Qu’il obéisse plutôt à ses véritables besoins, aux besoins essentiels de la vie, et laisse, de côté ses besoins artificiels, la société n’en sera que meilleure. Les individus seront pacifiques, moins égoïstes, moins exposés à toutes sortes de pièges, d’embûches, de maux. Mais la plupart des êtres, jouissant d’un bonheur factice, de fausses joies, d’un bien-être apparent, d’une quiétude trompeuse, ne peuvent se résoudre à abandonner leurs vieilles habitudes. La routine les paralyse. Ils n’ont plus de ressort. On ne peut leur demander aucun effort, aucune générosité, aucune beauté. Ils préfèrent jouir bêtement que jouir intelligemment. Ils meurent victimes de leur désir insatiable de jouissances, n’ayant jamais vécu.

Limitation des besoins. Limiter ses besoins, tout est là. La morale prétend limiter les besoins en appauvrissant la vie chez l’individu. Par là elle est immorale. Elle prêche le renoncement, la mortification, la résignation, le sacrifice. Et sous son masque hypocrite d’honnêteté et de vertu la crapule fait ses affaires, jouit bassement, donne l’exemple de tous les vices. On pourrait se passer de choses qui ne riment à rien. Il est certain qu’on pourrait être heureux sans music-halls, beuglants, cafés, dancings, etc… On n’a pas besoin, pour être heureux d’avoir une auto et d’être décoré. Les gens ont contracté de telles habitudes qu’il est bien difficile de leur demander d’y renoncer. Exiger d’un ivrogne qu’il ne boive plus, d’un fumeur qu’il ne s’intoxique plus, d’un petit rentier qui a l’habitude de faire chaque soir sa partie de cartes qu’il s’en dispense serait peine perdue. Le lecteur d’un roman-feuilleton inepte, se ferait tuer plutôt que d’en abandonner la lecture. Le cinéma est devenu un besoin pour les employés et ouvriers qui, prisonniers toute la journée, s’enferment dès qu’ils sont libres pour assister à des spectacles dont rien n’égale la stupidité. La démocratie, pas plus que l’aristocratie ne renoncera à ses plaisirs factices, à son ignorance, à sa veulerie. Un besoin d’ardeur est dans toutes les classes de la société, dans tous les milieux. Il faudrait supprimer la société pour supprimer préjugés, institutions, coutumes sans aucune raison d’être que l’inertie et l’aveulissement des individus. On peut vivre sans politique et sans politiciens ; on peut vire sans morale, sans lois et sans autorité, du moins les êtres intelligents. Quant aux esclaves, ils ont besoin d’une chaîne et d’un carcan. Obéir, est le plus grand de leurs besoins. Les voyez-vous sans prisons, sans gendarmes, sans casernes, sans maîtres, sans dirigeants ? Ces gens là ne sauraient à quels saints se vouer. La liberté leur serait odieuse ils sont heureux de travailler, de crever de misère, de ne pas vivre. Leurs besoins ne sauraient être ceux d’une élite qui, par sa pensée, créera une société où il n’y aura plus ni esclaves ni maîtres. Le besoin ne se fait nullement sentir de se donner des maîtres, de porter un bulletin dans une urne, d’exécuter les caprices de l’administration. On peut vivre sans paperasserie, sans passer son existence à accomplir une besogne fastidieuse, un travail abrutissant, un métier grotesque. Tout cela n’est pas nécessaire au bonheur de l’individu. Il faut renoncer à vivre cette vie qui ressemble au néant, à s’émietter et se disperser. C’est un suicide. S’abstenir de prendre part aux gestes collectifs, grégaires, qui sont des gestes sans héroïsme, c’est la véritable sagesse. Le besoin de s’alcooliser, de s’empoisonner, par l’apéritif, le tabac, les drogues, dont la vente rapporte gros à l’État, ce besoin là diminue la conscience, l’énergie, l’intelligence, il abrutit l’homme. Entre le besoin et les besoins, il y a une différence : il est bien difficile de limiter le premier ; quant aux seconds, il suffit de vouloir, pour les supprimer. Leur suppression ne nuira qu’à ceux qui en profitent. Des gens ne savent pas limiter leurs besoins, il leur en faut toujours de nouveaux. Ils sont insatiables. Ils se rendent malheureux et ils rendent les autres malheureux. Celui qui possède veut posséder davantage ; il n’a jamais assez d’or dans ses coffres-forts. Le jouisseur n’est jamais rassasié. Encore, est le mot que tous ces malheureux ont sur les lèvres. Combien de camarades animés d’excellentes intentions, sont perdus pour « la cause », pour « l’idée », parce qu’ils se laissent dominer par un besoin, parce qu’ils boivent, par exemple. On ne peut rien leur demander, ce sont des poids morts. Rien n’y fait. Ils sont victimes d’eux-mêmes, semblables à de vulgaires bourgeois pourris d’égoïsme.

L’individu peut vivre sans tous ces besoins que la société a semés sur son chemin. Ils ne lui sont d’au-