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que d’idéal : il espère toujours que de la douleur humaine naîtra une humanité meilleure. Seule, l’impuissance n’espère rien, ce qu’elle espère, ce sont des choses insignifiantes. Le besoin crée l’An-archie (ne pas confondre avec la pseudo-anarchie des dirigeants), c’est-à-dire le Progrès, le rêve du meilleur. ― Envisagée du point de vue individualiste, la question du besoin s’éclaire. Si les mêmes besoins conviennent à tous les hommes, il faut tenir compte des différences de tempérament. La santé pourra rentrer en ligne de compte. L’un peut résister à une grande fatigue : un autre offre moins de résistance, d’endurance. Chez le même individu, à différentes époques de sa vie, les besoins ne sont pas les mêmes. Certains jours, on se sent un besoin d’action, de lutte, d’union, de sympathie, certains autres de solitude, de recueillement, d’isolement. On est las, on éprouve un immense soulagement à se sentir seul, loin de toute agitation, on se réfugie dans la tour d’ivoire (les grands créateurs, les hommes de pensée et d’action, les esprits qui ont souffert ont besoin, à de certaines heures, de calme, de repos, de se retrouver face à face avec eux-mêmes). Tel besoin convient à la jeunesse qui n’a plus sa raison d’être pendant l’âge mûr. Les besoins du vieillard ne sont pas les mêmes que ceux de l’enfant. La femme n’a pas les mêmes besoins que son compagnon : il lui faut des chiffons, des parfums, des fards… Tel homme éprouve le besoin de penser, de rêver, d’aimer, d’agir, de travailler, de s’instruire. Tel autre, celui de discutailler, discourir à perte de vue, de mentir, de trahir ses amis, de politicailler. Il y a des gens qui cherchent à se rendre intéressants par tous les moyens, sauf par des moyens intelligents. Les besoins du politicien ne sont pas les mêmes que ceux de l’artiste. L’artiste né sent le besoin de créer. Ce besoin chez lui est irrésistible. Il créera, dût-il y laisser sa peau. Tel besoin, tel homme, peut-on dire. Dis-moi quels sont tes besoins, je te dirai qui tu es. Le besoin de vérité, d’idéal, d’harmonie, sera toujours le besoin dont souffriront certaines âmes, plus nobles que les autres. Ce besoin, les hommes d’affaires n’en ont cure : d’autres préoccupations les hantent. L’humanité est composée de deux races d’hommes : ceux qui ont des besoins inférieurs et ceux qui ont des besoins supérieurs. Chacun trouve son bonheur où il mérite de le trouver. Un besoin d’harmonie possède l’écrivain, épris de belles formes et de belles pensées, harmonie qu’il souhaite de voir triompher dans la vie entière. Un besoin de lutte caractérise l’homme d’action (qui n’est au fond, qu’un homme de pensée, car j’exclus des hommes d’action les politiciens et les guerriers, qui sont des hommes d’agitation). Il faut que cet homme crie sa soif de vérité et de justice, dût-il sacrifier à ce besoin, son repos, son bonheur. Il n’a de cesse qu’il n’ait vaincu quelque iniquité, fait triompher quelque beauté. L’homme sincère a besoin d’amour, de sympathie, d’affection. Il les trouve rarement. Pour créer, l’artiste a besoin d’être compris, secondé. Quiconque travaille a besoin d’être soutenu, défendu. L’indépendance et la liberté lui sont aussi nécessaires que le pain : si on les lui refuse, il les prend. Le créateur s’isole du troupeau, et crée malgré l’hostilité qui l’entoure. Que d’efforts ne fait-il pas, qui pourraient lui être épargnés, s’il ne rencontrait des embûches partout où il passe ! Le besoin d’idéal qui est en lui réagit et vient à bout de tout.

Classification des besoins. On peut adopter différentes classifications des besoins, qui se ramènent à celle-ci : les besoins de l’intelligence, les besoins du cœur, les besoins du corps, en étroite corrélation avec les premiers. La faim, la soif, l’instinct génital sont des besoins. Les inclinations, penchants, aspirations, sont aussi des besoins. Il y a des besoins physiologiques, et des besoins psychologiques. Ces derniers sont liés aux premiers. Essayez de penser, de rêver, de vous donner

à quelque noble tâche si vous souffrez cruellement, si vous tombez d’inanition, si votre existence est empoisonnée par la misère et la douleur (et par les chagrins, les tortures morales, ajouterons-nous). Ce n’est que par un miracle que l’être malheureux pourra vivre d’une vie intellectuelle différente de celle de la brute. Il y a des besoins matériels et des besoins moraux. Ils sont aussi nécessaires à la vie de l’individu. L’homme n’est pas un pur esprit, il n’est pas que matière. Il est à la fois l’un et l’autre. Il importe que tous les besoins soient satisfaits. À chacune des fonctions de l’organisme correspond un besoin : besoins de nutrition, de respiration, de reproduction, de locomotion, d’exercice, de repos, de sommeil, de grand air, de lumière, etc…

La faim, la soif, sont à la base de tous les besoins. Si, l’homme ne se nourrit pas, il est incapable d’accomplir quoi que ce soit, c’est la mort. Les besoins moraux sont des besoins esthétiques, scientifiques : besoin de créer de la beauté, de se donner, de se dévouer. L’homme veut s’instruire, il veut connaître le but de la vie (nous parlons de l’homme intelligent). Il veut prendre conscience de lui-même et du monde qui l’entoure. Il veut savoir, afin de pouvoir. Proudhon distinguait entre les besoins de première nécessité et les besoins de luxe. Cette distinction est fondée. Les besoins de l’intelligence, ― insistons là-dessus ― ne sont pas des besoins de luxe. Ils sont aussi nécessaires que le besoin de manger et de boire. La pensée et l’art sont utiles ; mais d’une utilité idéale et désintéressée, peut-on dire, différente de l’utilité pratique. Besoins physiologiques et besoins psychologiques sont aussi légitimes. Avantager les uns au détriment des autres, ce serait une erreur. La vie n’est faite que de besoins : ôtez-les, la vie s’écroule. C’est le néant. La loi, en légalisant les besoins, les fausse et les détruit. Elle ne les permet qu’en de certaines conditions, et selon certains rites. La loi tyrannise, châtre, annihile. L’homme doit satisfaire librement tous ces besoins, sans en demander l’autorisation à qui que ce soit. Il doit vivre intégralement. Il doit penser, aimer, jouir. S’il satisfait un seul de ses besoins, au détriment des autres, il est incomplet. Il n’est ni sain ni équilibré. C’est le désordre, le chaos qui règnent en lui. L’harmonie déserte son existence. Il est prisonnier de son esprit ou de son corps. Il est l’esclave de ses sens ou de son cerveau. Les nerfs le dominent. La régularité des besoins, leur exercice normal engendrent la santé morale et physique. Il y a différentes maladies morales qui proviennent de la satisfaction exagérée d’un besoin, d’une hypertrophie du « moi », résultant d’un déséquilibre chez le sujet : scepticisme, dilettantisme, snobisme, etc… Le mal pénètre chez lui sous différentes formes. Il se crée une vie imaginaire, à rebours, où dominent l’inquiétude, l’hésitation, le marasme. On peut supprimer ces maux par la volonté. La volonté régularise les besoins, les fait vivre en bonne intelligence. Elle aplanit leurs conflits. L’absence de volonté (aboulie) laisse s’imposer les besoins, en fait autant de tyrans. Au contraire, l’homme qui satisfait normalement tous ses besoins est un être libre et vivant. Il est bien portant moralement et physiquement. Il sait ce qu’il veut : il connaît ses moyens. Il se possède et se maîtrise.

Il faut équilibrer les besoins. Le conflit entre besoins du cœur et ceux de la raison, entre l’action et la pensée engendre une inquiétude perpétuelle, une anxiété, une lassitude, une hésitation. La prudence, la réflexion, la sagesse doivent y mettre un terme. Le mens sana in corpore sano (un esprit sain dans un corps sain) des anciens est réalisé dans sa personne. Ainsi libéré, l’homme sain est fort, il ne s’arrête à aucun préjugé, brise les obstacles qui s’opposent à sa marche en avant. Ce n’est pas lui qui s’adaptera, par calcul, à une fonction dégradante : ni morale ni politique sera sa devise. Il renoncera à vivre la vie stagnante que