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etc… est-elle moins de l’art et moins belle que celle de l’architecte, du sculpteur, du peintre ? Phidias, sculptant les frises du Parthénon fut-il moins artiste que lorsqu’il exécuta la statue de Minerve ? Le Michel-Ange qui décora de ses fresques la Chapelle Sixtine, fut-il inférieur à celui qui sculpta la Pietà ? Et l’art d’un Benvenuto Cellini, d’un Bernard Palissy, d’un Boulle, ne serait pas du bel art, alors que l’architecture du Trocadéro, les hideux monuments aux morts qui souillent leur souvenir, les kilomètres de toiles barbouillées qui vont s’échouer chez les Dufayel de la peinture, en seraient !… On dit : « Il n’y a pas d’art, ou il n’y a qu’un art très inférieur dans les reproductions indéfinies des arts industriels » ; y en a-t-il davantage dans celles non moins indéfinies des beaux-arts ? La salière d’or, de Benvenuto Cellini, qui est une des merveilles du musée de Vienne, ne serait pas du bel art parce que ses reproductions pourraient être sur toutes les tables, et l’Angelus, de Millet, en serait malgré ses reproductions à des milliers d’exemplaires en d’affreux chromos, sur des tapis de table et jusque sur des descentes de lit, ce qui permettrait à des pieds sales, de marcher sur « l’art » ! Ce seul exemple suffit à démontrer la stupidité de la distinction faite entre les beaux-arts et les arts industriels, basée sur leur utilisation. Le sculpteur Rodin disait du travail de I’artisan-artiste qu’il était : « Le sourire de l’âme humaine sur la maison et sur le mobilier ». Or, il n’y a rien de plus beau, dans tout le domaine de la beauté, que le sourire de l’âme humaine.

Pendant longtemps il n’y avait pas eu de distinction entre les beaux-arts et les arts décoratifs. Confondus ensemble, ils avaient eu une histoire commune. On les aurait séparés d’autant plus difficilement qu’Ils étaient plus mêlés à la vie et avaient tous cette destination pratique qui est précisément celle des arts décoratifs : montrer la beauté de la vie.

La distinction devint plus facile, quand on sépara l’art de la vie, pour en faire une sorte de royaume spirituel réservé à des élus, et elle trouva ses prétextes dans le développement de l’industrie, réduisant de plus en plus la valeur esthétique des arts soumis à son exploitation. L’antiquité ne connut pas cette exploitation dans les objets fabriqués en série par le moyen des machines. L’objet était produit par l’artisan, et il pouvait toujours en varier la forme ou la couleur, au gré de sa fantaisie. La grande époque des arts décoratifs fut alors celle de l’Égypte. Elle brilla surtout par la polychromie. Tous les jours, dans les monuments enfouis, et qui sont, hélas ! si stupidement saccagés, on découvre des aspects nouveaux de cette décoration extrêmement variée, et qui s’appliquait à la perfection tant sur les objets les plus simples et des usages les plus intimes, que dans les monuments les plus grands. Chez les Grecs, l’œuvre décorative fut admirable surtout par l’ornementation sculpturale des monuments, leurs statues et figures de marbre ou de bronze. Chez les Romains, la décoration fut de caractère grec. On l’a retrouvée intacte dans Pompeï. Byzance surpassa de beaucoup Rome, par sa magnificence dans la décoration de ses monuments, par ses richesses dans le mobilier et par ses chefs-d’œuvre de mosaïque et d’orfèvrerie, ses miniatures et ses émaux. L’art arabe brilla d’autant plus dans l’ornementation, que la religion de Mahomet interdit les reproductions de la figure humaine. Aucun autre ne l’a dépassé dans les dispositions et les couleurs de ses tapis, ses tissus, ses ouvrages en cuir, ses faïences en majolique, ses verreries qu’avec une longue patience les artisans exécutaient sans autres indications que les traditions orales transmises d’une génération à l’autre. Une patience encore plus grande est à la base du travail des artisans d’Extrême-Orient. Aussi, leurs laques, leurs émaux avec incrustations de cuivre, leurs porcelaines,

grès, aciers damasquinés, bronzes fondus à cire perdue, broderies, etc… présentent une perfection d’achèvement incomparable. Mais les arts arabe et extrême-orientaux ne se sont pas renouvelés.

Au Moyen-Âge, le véritable art français naquit et se développa en puisant aux sources populaires. Orfèvres, brodeurs, tapissiers, armuriers, gens de métiers, étaient tous artistes pour l’embellissement des objets nécessaires à la vie ; ils formèrent ces traditions de l’art véritable que l’on recherche aujourd’hui. La Renaissance, surtout en Italie, donna un éclat sans pareil aux travaux de l’artisan, en appliquant l’art à toutes les formes de la vie.

La distinction entre les arts est née avec la situation privilégiée des artistes, lorsqu’ils furent soi-disant « élevés » au-dessus des artisans, par les rois et les nobles riches qui les attachèrent à leurs maisons, dans des emplois où ils se confondirent plus ou moins avec la valetaille. Perdant peu à peu auprès de leurs maîtres, tout contact vivifiant avec la nature et le peuple, ils enfermèrent l’art dans des formes de plus en plus étroites et conventionnelles. Mais il fallait maintenir leur prétendue supériorité artistique. On fonda pour cela, les Académies et on y installa la cuistrerie pontifiante qui devait se dresser contre la vraie beauté. Rome et Florence virent les premières de ces Académies, à la fin de la Renaissance. En France, on fonda d’abord, en 1635, l’Académie Française, pour les gens de lettres, puis, en 1648, sur l’initiative de Lebrun, l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, Colbert créa, en 1663, l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres, et, en 1671, il installa l’Académie royale d’Architecture. Ces fondations placèrent les beaux-arts sous le patronage de l’État, et inaugurèrent cet art officiel qui exerce toujours sa souveraine malfaisance.

Jusqu’à la Renaissance qui amena peu à peu cette transformation, les artistes n’avaient été que des ouvriers habiles qui apportaient dans l’exercice de leur métier, les formes nouvelles de leurs créations personnelles. Le travail était commun ; l’artiste produisait le modèle que l’ouvrier l’aidait à réaliser. Au Moyen-Âge, les architectes s’appelaient simplement maçons ou maîtres des œuvres de maçonnerie, les sculpteurs : imagiers ou tombiers, les peintres : enlumineurs.

Tous se confondaient avec la foule qui travaillait du compas, de la truelle, du ciseau, du pinceau, et les cathédrales, tant dans leur plan que dans leur construction et dans leur ornementation, ne proposent à notre admiration, que le magnifique anonymat des travailleurs, créateurs de génie ou simples manœuvres, qui les érigèrent. La vanité humaine qui, depuis, a voulu faire de l’artiste un surhomme, n’a fait que déshonorer l’artiste en le déchaînant contre l’art. Aujourd’hui, suivant le mode de démocratisation à-rebours institué par les démagogues, tout le monde a du génie et veut être artiste en quelque chose, depuis ces ministres interchangeables qui transfèrent d’un ministère quelconque à celui des beaux-arts leur incompétence souriante, jusqu’aux cordonniers qui se qualifient chausseurs et aux empailleurs d’oiseaux qui s’intitulent naturalistes. Toutes les professions sont devenues des beaux-arts, et Thomas de Quincey ne faisait qu’anticiper sur notre époque en y mettant l’assassinat ; grâce à « l’art de gouverner » et à « l’art de la guerre », il se perfectionne tous les jours.

La distinction entre les artistes et les artisans amena la distinction entre les arts. En France, les beaux-arts séparés des métiers, allèrent de plus en plus vers des formes pompeuses mais dépourvues d’originalité foncière. De même qu’on adaptait à la langue une antiquité qui la défigurait en prétendant la rendre plus noble, on imitait l’antique dans les arts, sans tenir compte qu’il ne répondait ni au caractère du pays, ni