Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 1.djvu/220

Cette page a été validée par deux contributeurs.
BEA
219

truire des systèmes plus ou moins séduisants, c’est d’observer, de voir aussi clair que possible, et c’est surtout d’éviter toute interprétation qui pourrait fausser ou diminuer les satisfactions que ce beau peut nous procurer. Gardons-nous des fabricateurs qui voudraient interposer les nuages de leurs systèmes entre nos yeux et le soleil de la beauté.

La première observation à faire est que le sentiment de la beauté, comme celui de l’art, se trouve répandu dans toute la nature. Tous les êtres normalement constitués, animaux ou humains, y sont sensibles et recherchent le beau sous toutes ses formes, soit naturelles, soit artificielles, soit élémentaires, soit supérieures. La beauté n’est donc, pas plus que l’art, l’apanage de la seule humanité et, parmi elle, d’hommes supérieurs qui composent des élites. C’est cette sensibilité devant la beauté qui a créé le besoin de l’art pour la mettre en évidence, pour la rendre plus brillante, d’abord dans le but, primitif et commun à tous les êtres de plaire, ensuite pour des fins de plus en plus élevées. Les animaux cherchent à donner plus d’éclat à leur beauté naturelle par les soins qu’ils prennent de leur pelage, de leur plumage, et par la séduction qu’ils s’efforcent de mettre dans leurs attitudes et dans leur langage. Il n’en est pas autrement chez les humains. N’ayant ni pelage, ni plumage, ils empruntent ceux des animaux, ils usent d’artifices pour faire valoir leur beauté ou pour faire croire à celle qu’ils ne possèdent pas. C’est ainsi que dans bien des cas, le geai se pare des plumes du paon.

La deuxième observation à faire est que l’idée de beauté est d’autant plus conventionnelle qu’elle est plus fondée sur des aspects extérieurs et, en même temps, qu’elle s’écarte davantage de la nature. Ses formes varient alors à l’infini avec les espèces et les races, suivant les latitudes, le temps, la mode et les préférences personnelles. Les grâces barrissantes de l’éléphant, que nous raillons et qui épouvantent les autres animaux, le rendent irrésistible auprès de sa femelle. La beauté humaine, celle de la femme en particulier, n’a pas le même type dans toutes les contrées. Chaque race en a choisi un suivant ses propres caractéristiques. Pour les Européens, ce type est celui de la statuaire grecque antique ; il diffère sensiblement de celui des Arabes et encore plus de celui de certains nègres qui voient la beauté sous des aspects qui sont à nos yeux repoussants. Les moyens de séduction qui complètent ceux de la beauté dans les rapports amoureux, sont tout aussi différents. Le baiser, dans toutes ses variétés même les plus chastes, est un objet de dégoût pour certains peuples, et les odeurs d’une espèce ou d’une race sont insupportables aux autres.

Avec la mode, l’idée de beauté est encore plus conventionnelle et subit les déformations et les contradictions les plus invraisemblables. La nudité, qui est la forme la plus universellement reconnue de la beauté humaine, étant la plus naturelle et la plus pure lorsqu’elle n’est pas déshonorée par des malpropretés physiques et morales, prend tous les aspects de la laideur et de l’indécence grâce à la mode. Non seulement la mode rend ridicules la plupart de ceux qui la suivent, mais elle avilit la femme, qui se livre à elle et lui remet le soin de sa pudeur, n’hésitant pas, dans bien des cas et dans l’espoir de paraître plus belle, à prendre les allures de ces luronnes qui faisaient dire à Jean de Meung, dans le Roman de la Rose :

« Toutes êtes, serez ou fûtes,
De fait ou de volonté putes,
Et qui bien vous étudierait
Toutes putes vous trouverait.
 »

Des milliers d’individus se croient beaux parce qu’ils

ressemblent aux gravures des catalogues de grands magasins et portent tous, dans le même temps, le même vêtement sans souci de son rapport avec leur anatomie particulière. L’engouement pour la mode va jusqu’au mépris de la santé. Suivant que l’époque est plus ou moins neurasthénique, qu’elle est « dame aux camélias » ou qu’elle marche « à l’ombre des épées », on se fait grossir ou maigrir, on se donne un teint pâle ou coloré, on se fait pousser du poil ou on s’épile au moyen de drogues qui procurent toutes sortes de malaises, mais enrichissent les malfaiteurs patentés qui les vendent. On se soumet à la torture du corset, des chaussures étroites ou à talons hauts, et la femme qui croit s’être rendue ainsi plus belle, se montre avec un visage peinturluré, congestionné et grimaçant de douleur. On ne sait pas que la première des beautés, pour l’homme et pour la femme, est dans une bonne santé qui s’entretient par l’harmonie du corps, librement épanoui dans tous ses mouvements, et qui répand la sérénité sur le visage. Combien de fois les beaux vêtements recouvrent des corps qu’on ne lave jamais ! On voit jouer dans les rues des fillettes dont les jambes nues sont recouvertes d’une épaisse crasse, mais elles ont des cheveux soigneusement taillés à la Ninon. Qui prendra l’initiative de mettre à la mode la propreté et la santé ? Personne parmi les dirigeants de l’état social actuel, car réalisées au physique, elles feraient naître infailliblement un besoin d’émancipation intellectuelle et morale qui ne s’accommoderait plus de l’esclavage et de l’avilissement où les travailleurs sont tenus par leurs maîtres. Jean Rictus a dit fort justement :

« Ouvrier mon frère, Ouvrier ;
Crois que ma parole est profonde.
Avant de dominer le monde
Commence par te laver les pieds.
 »

La beauté de la mode, c’est celle des sépulcres blanchis dont parle l’Évangile.

En art, la mode n’est pas moins capricieuse et dépourvue de toute préoccupation véritablement esthétique. Son choix, parmi les objets plus ou moins dignes d’admiration, va généralement aux plus mauvais, aux spectacles violents, aux couleurs criardes, aux musiques où le sentiment coule comme de la mélasse, à tout ce qui excite brutalement ou niaisement les sens de la foule au lieu d’exercer son goût. Si elle jette son dévolu sur du beau véritable, c’est pour le travestir, le souiller en en faisant un objet de négoce et en le mêlant aux passions qui agitent l’opinion. Elle débite le beau en série. Elle multiplie, par exemple, les femmes nues de Henner, les salles à manger hollandaises, les statuettes de Tanagra, fabriquées à des milliers d’exemplaires, jusque dans les prisons disent certains. Elle groupe les caravanes Cook, qui se répandent comme des nuées de sauterelles, des fiords de la Norvège aux pampas de l’Argentine, transportant la béate stupidité de leurs clients cossus des représentations d’Oberammergau aux courses de taureaux de Madrid ou aux fumeries d’opium de Chine. Elle fait se retrouver dans les palaces du monde entier, la même humanité interchangeable, les mêmes hommes en smoking, les mêmes femmes oxygénées, qui mangent les mêmes nouilles financières, lisent le même roman de M. Bourget, dansent le même fox-trott et écoutent par la télégraphie sans-fil, le même discours d’un farceur politicien ou la même Prière d’une Vierge.

Enfin, la mode trouve son ultime expression dans le snobisme qui lui donne, à l’usage de ce qu’on appelle « l’élite », des formes pas plus intelligentes, mais plus maniérées, moins « démocratiques ». C’est le snobisme qui fait admirer sans comprendre et manifester la satisfaction la plus vive, par des gens qui s’ennuient mortellement. Par lui, ceux qui sifflaient