Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 1.djvu/208

Cette page a été validée par deux contributeurs.
AXI
207

bulle d’éther qui voyage, qu’en saurons-nous jamais ?

Nous ne connaissons même pas le mouvement absolu, nous ne connaissons que des mouvements relatifs, celui, par exemple, d’un train par rapport à un pilier supposé immobile, alors que ce pilier est entraîné par la translation terrestre. Nous connaissons le mouvement de la terre par rapport au soleil, mais le mouvement absolu de la terre, si le soleil se meut lui-même, malgré toutes les expériences et toutes les tentatives, rien n’a pu, rien ne peut le déceler.

Sans Dieu, plus de morale, disent les théoriciens de la vertu. Nous leur dirons au contraire que la morale s’abaisse, là où Dieu règne, et là surtout où un régime politique le fait gouverner. Si ce Dieu est réputé cruel, ses fanatiques s’empressent d’exercer des sévices en son nom. Ils se font les exécuteurs de son prétendu courroux. Si ce Dieu est supposé bénin, ses familiers le regardent avec complaisance. « Nous avons fait le mal, lui disent-ils, mais votre indulgence nous est acquise ; ne sommes-nous pas de vos amis ? »

On doit refuser, faute d’évidence, la qualité d’axiome à l’hypothèse « Dieu », et on peut, très honnêtement, n’attacher aucune importance au problème « Dieu ».



La Propriété, la Famille. — Les développements que comportent ces deux institutions trouveront leur place dans cet ouvrage sous les deux mots Famille et Propriété. Nous ne retenons ici l’un et l’autre de ces principes sociaux qu’à raison de leur prétendue nécessité. La propriété consacre le droit du plus fort : le conquérant ; il a pris, il garde. La famille consacre le droit du plus faible : l’enfant ; il est né, il doit vivre. La société est intéressée à la prospérité de ceux qui la composent, la développent et la défendent ; elle reconnaît et protège la propriété. La société est intéressée à la propagation de l’espèce ; trop égoïste pour élever l’enfant, elle le met en nourrice dans la famille ; elle le reprendra plus tard à son service.

La cité antique a sacrifié sans pitié l’intérêt particulier à l’intérêt général. La république romaine fut la plus intraitable conservatrice de la chose publique. Appuyée sur ses deux extrêmes : l’esclavage et l’aristocratie, elle unifiait sa puissance par la force qu’elle donnait à la cité et qu’elle prélevait sur le citoyen, par l’obéissance servile de l’homme libre à la loi. La loi, sans mansuétude mais sans caprice, se faisait couronner par les sénateurs et marchait entourée de licteurs. Le père avait sur ses enfants droit de vie et de mort ; l’épouse romaine n’avait pas d’obligation plus stricte que la fidélité, d’espoir plus grand ni plus consolant que la maternité. À l’époux procréateur insuffisant et convaincu d’insuffisance, se substituait légitimement un de ses proches. L’enfant, sous sa robe prétexte, appartenait au père, et, sous la toge virile, se devait à la république. Telle était la famille, dont le droit privé était dominé par le droit public dans l’intérêt du bien public.

Quant à la propriété, « Cuique Suum » : à chacun ce qui lui revient. Le créancier, dans les premiers âges de la loi, avait le droit de couper une livre de chair sur son débiteur insolvable ou récalcitrant. C’était la contrainte par corps la plus rudimentaire et la prestation en nature la plus vindicative à défaut de paiement.

L’équité, le droit individuel, le sacrifice au droit commun, c’est Rome tout entière, à son omnipotence attachée. L’antiquité est imaginative et non sentimentale. Le Christ a opéré une révolution en prêchant dans le monde l’amour du prochain.

Les civilisations qui se sont inspiré de la tradition hébraïque ont conçu la famille et la propriété comme

étant de droit divin. La famille tire son origine en tant que principe social de la croyance au premier couple. C’est Dieu qui a fondé la famille. Dieu a créé l’homme et la femme et, les ayant délaissés à découvrir l’amour, leur a dit cependant : « Croissez et multipliez. » Dieu, de même, ayant formé Adam, lui a donné un corps, et n’a pas omis d’ajouter au principal l’accessoire. Les animaux ont été soumis au premier homme, et le premier homme s’est trouvé avoir le droit de jouissance, à une exception près, sur les arbres, les fruits, et, dans la mesure où il pouvait les atteindre, sur tous les biens de la création. L’homme fonde la notion de la propriété sur la certitude qu’il a un corps et que ce corps lui appartient. Il a étendu très loin les conséquences de cet axiome possessif, auquel les Sociétés ont apporté un tempérament par les besognes auxquelles elles nous condamnent, et les corvées auxquelles elles nous astreignent. Mais la propriété d’Adam sur le monde est devenu un héritage ; les descendants du lointain ancêtre ont tous droit à sa succession, et nul précepte divin, nul principe humain ne sauraient autoriser ou sanctionner le partage inéquitable que nous voyons réalisé sous nos yeux.

La femme s’imagine qu’elle est la victime des institutions et des législations construites par la main de l’homme. La victime, c’est l’enfant ; il naît spolié. On ne peut réfuter Rousseau ni l’idée maîtresse de son « Contrat social ». Confiné dans la hutte de la famille, pour reproduire un mot récent, prononcé à la tribune de la Chambre, l’enfant commence la vie, sans l’avoir voulu, et ne reçoit même pas le secours social qui compenserait, par un bon gratuit de subsistance et d’instruction, la part en nature qui ne lui a pas été réservée dans les richesses collectives du genre humain.

Quant à la famille, doit-on la considérer comme nécessaire ? Cette nécessité est-elle un axiome moral ou un axiome social ?

La Genèse ne s’est point demandé ce que le genre humain serait devenu si Adam et Ève, s’étant déplu, s’étaient tourné le dos, s’ils avaient pris des chemins divergents. Elle a tout au moins, compté sur cet instinct de sociabilité qui, dans les Édens récents comme dans les îles désertes, rapproche deux étrangers ou deux ennemis et les concilie contre le péril auquel les exposent l’indifférence ou l’inimitié de la nature. La Bible aurait été plus logique si elle avait fait surgir d’abord dans le monde la femme pour l’éclusage de la vie. L’ancien testament n’aurait pas été en peine d’expliquer la naissance de Caïn et d’Abel comme le nouveau testament celle de Jésus-Christ. Mais si l’homme avait été le succédané de la femme ou seulement son cadet, quelle atteinte au prestige du maître et à son autorité préétablie !

Coexistant et cohabitant, Adam et Ève furent un couple suffisant et nécessaire. Combien de couples pourraient en dire autant ? Le Code a réglé la procédure, ses publications et ses affiches comme si, dans une bourgade, eût existé un procès unique, qui eût occupé entièrement ses plaideurs, à la vue des tiers. Le Code a organisé le mariage pour des époux voués l’un à l’autre, occupés l’un par l’autre, et repoussant l’intervention des tiers ; qu’est devenue cette conception idéale ? L’agitation de la vie, les progrès du luxe et même ceux du chauffage ont fait disparaître le foyer. Deux conjoints n’ont, de nos jours, dans les grandes villes, plus de maison. Ils dépensent en travaillant, chacun de son côté, des efforts indépendants qui ne sont pas toujours parallèles ; une trinité sainte : le père, la mère et l’enfant, est remplacée par une trilogie profane : le mari, la femme et l’amant. La famille n’a plus l’évidence d’un axiome, elle se réduit au mensonge d’une fiction. La ruche doit modifier sa cellule qui s’effrite, et, qu’il s’agisse de la propriété ou de la