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d’exercer cette contrainte « légale » se trouve constamment, infailliblement entre les mains d’une minorité privilégiée, possédante, qui, à l’aide justement de cette autorité, de cette contrainte, assujettit et exploite l’énorme majorité laborieuse et dépossédée.

Il est tout à fait naturel que les classes possédantes, que ceux qui s’installent en maîtres, qui subjuguent, dominent, gouvernent et exploitent le peuple, que tous ils préconisent la nécessité de l’Autorité « pour la société humaine », pour le maintien de l’ « ordre », etc. Ils en ont, certes, besoin, de cette Autorité. Sans elle, sans la contrainte légale et organisée, comment auraient-ils pu maintenir leurs privilèges, leur domination ?

Ce qui est moins compréhensible, c’est que les socialistes, qui prétendent lutter pour l’affranchissement total des classes exploitées, ne voient pas, eux non plus, la possibilité de se passer de l’Autorité.

Ce qui est tout à fait incompréhensible, c’est que même les socialistes révolutionnaires de l’aile gauche : les « communistes » (bolcheviks), les socialistes-révolutionnaires de gauche, les « maximalistes », etc., reconnaissent la nécessité de l’Autorité, dans telle ou telle autre mesure, sous telle ou telle autre forme, du moins pour la « période transitoire » entre la chute du capitalisme et l’instauration du véritable communisme.

Si l’on dressait un tableau exposant l’attitude de tous les courants d’idées par rapport au principe de l’Autorité, l’aspect en serait curieux : sauf l’Anarchisme, tous ces courants, comme admettant plus ou moins le principe d’Autorité, se verraient placés ensemble, d’un côté du tableau ; l’Anarchisme, comme rejetant résolument et entièrement ce principe, se trouverait tout seul de l’autre côté.

Le problème essentiel et plein d’actualité se pose donc ainsi :

Dans la vie sociale, vu surtout la transformation imminente de la société, faut-il s’apprêter à conserver, à utiliser au moins un minimum d’Autorité politique, ou faut-il penser dés à présent à éliminer entièrement le principe autoritaire, en lui substituant d’autres moyens de maintenir l’ordre, de sauvegarder la liberté, de satisfaire les besoins vitaux de la population, d’assurer la justice, l’égalité, l’entente ?

Tous les socialistes répondent : « Il est indispensable, au moins pour quelque temps encore, de conserver le principe autoritaire. Les hommes y étant trop habitués, les masses n’étant encore ni suffisamment cultivées ni, par conséquent, capables de s’orienter, de s’administrer elles-mêmes, on ne saurait se passer de l’Autorité d’un seul coup ». — « Il faudra, longtemps encore, avoir recours à l’Autorité comme à un mal inévitable, affirment certains. Car l’autorité, hélas ! n’a pas d’équivalent. »

Et quant aux socialistes de gauche, de tendance bolcheviste surtout, ils ajoutent encore : « Même après une révolution victorieuse, la lutte contre la bourgeoisie vaincue devra continuer. La bourgeoisie ne se résignera pas facilement ni sans résistance au nouvel état des choses. Elle tentera de rétablir l’ancien ordre. Elle complotera, elle préparera la revanche. Il faudra être vigilant, organiser la défense de la révolution, combattre, écraser les tentatives contre-révolutionnaires. Comment le faire sans Autorité ? »

Seuls les anarchistes affirment : « Il faut éliminer le principe autoritaire dès à présent et totalement. »

Pourquoi, précisément ? Et surtout : Comment serait-ce possible ?

Telles sont les questions qu’on nous pose aussitôt.



La littérature anarchiste est, naturellement, très riche par rapport à la négation de l’Autorité qui est la pierre fondamentale de notre doctrine. Il suffit de parcourir

nos œuvres classiques pour y trouver une argumentation copieuse à ce sujet.

Dans les colonnes mêmes de ce dictionnaire, on trouvera, surtout aux mots Anarchie et Anarchisme, des idées et des précisions intéressantes concernant l’Autorité. Le problème est, d’autre part, étroitement lié à quelques questions autonomes, par exemple : 1o à celle des capacités, du rôle et de l’action des masses ; 2o à celle de la défense de la révolution victorieuse. Ces questions sont traitées aux mots : Masse, Révolution, Dictature.

Je voudrais, pour ma part, souligner ici un argument qui me parait être un des plus concluants.

Le principe autoritaire est en contradiction flagrante et entière avec l’idée socialiste en général.

Pas un socialiste ne niera que la construction de la société nouvelle devra être un acte créateur, une œuvre de création sociale immense. Autrement dit, l’œuvre formidable de la reconstruction sociale exigera une vaste action créatrice des millions d’hommes ayant, enfin ! la possibilité de s’entendre, de s’organiser, de coopérer librement, de chercher, d’essayer, d’appliquer leurs initiatives et leurs énergies, d’agir en toute liberté, de construire, de rectifier les erreurs, de faire, de défaire et de refaire, en un mot : de créer. C’est la condition sine qua non du succès. Ceci veut dire que si une telle action n’est pas possible, le socialisme lui-même s’avère, du même coup, impossible. Autrement dit : toute voie qui ne serait pas celle d’une vaste et libre action créatrice des masses humaines, n’aboutirait à rien.

Or, l’Autorité (au sens social du mot), — comme le terme lui-même l’indique, — demande, exige même, non pas la création ni l’action libre, mais, au contraire et précisément, la soumission, l’obéissance aux ordres donnés, l’exécution des instructions et des commandes dictées.

Donc, l’action créatrice et l’Autorité sont deux principes diamétralement opposés qui s’excluent l’un l’autre. Voilà pourquoi, à notre avis, le principe autoritaire doit être absolument éliminé.

Ajoutons quelques détails qui ont leur importance :

1o L’Autorité est exercée par des hommes. Disons plus : elle n’est exercée, au fond, que par quelques hommes, car même parmi ceux qui l’exercent, l’immense majorité ne sont que de simples exécuteurs. Il est évident que si même ces quelques hommes déployaient une certaine activité créatrice, cette activité ne saurait remplacer le millionième de l’énergie créatrice exigible.

2o L’homme n’étant jamais content de ce qu’il possède, l’Autorité qui est exercée par des hommes est, psychologiquement, un phénomène qui se dilate, se gonfle, cherche à s’immiscer partout, à assujettir le plus d’hommes possible, à accaparer, autant que possible, la vie entière de la société et des individus. C’est une poulpe à mille tentacules.

3o Incapables, bien entendu, de remplir le millionième de l’activité sociale exigible, les hommes exerçant l’Autorité ne sont, cependant, pas du tout de cet avis. Leur situation leur fait croire que ce sont justement eux qui sont appelés à créer, à organiser, à construire. Ils se sentent, faussement, chargés d’immenses obligations, revêtus de toutes les responsabilités. De là, en partie, leur conservatisme, leur timidité, leur incapacité fabuleuse.

Cette petite analyse démontre, entre autres, l’erreur fondamentale de beaucoup de socialistes qui supposent que l’Autorité, ce « mal provisoire et inévitable », pourra dépérir, s’éteindre, mourir graduellement d’elle-même, au fur et à mesure que les hommes deviendront capables de s’en passer. Mille fois non ! L’Autorité ne prend jamais un chemin descendant : elle suit toujours la ligne ascendante. L’Autorité n’est pas une boule de sable qui se réduirait en un grain de poussière et fini-