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tique dans sa vie entière, à faire de son existence une œuvre d’art, c’est-à-dire une œuvre de sincérité, d’équilibre et d’harmonie : l’artistocrate met sa conduite en harmonie avec ses idées. Les gestes qu’il accomplit sont des actions d’art, c’est-à-dire des gestes libres, vivants, généreux et désintéressés, en désaccord avec la veulerie universelle. L’artistocrate est l’homme qui a renoncé à penser comme tout le monde. Ni politique ni morale, telle est la devise de l’artistocrate. L’an-archiste est artistocrate par sa soif d’harmonie et d’indépendance. L’artistocrate est l’an-archiste artiste, passionné de beauté sous toutes ses formes, ne se contentant pas de vivre une vie terre-à-terre, mais la complétant et la dépassant par le rêve. L’artiste est anarchiste par son amour de l’indépendance : dans son œuvre il met sa vie entière. L’art réalise la liberté. C’est l’expression suprême de l’an-archie. L’artiste sincère est artistocrate. L’artiste bourgeois est insincère et politicien. Il y a peu d’artistocrates, s’il y a beaucoup d’artistes, dans la société. Il y a peu d’hommes vraiment libres, capables de se diriger sans le secours des autres, agissant et pensant par eux-mêmes, négligeant d’offrir à leurs contemporains le spectacle de ces « sincérités successives », si fréquentes chez les renégats de la politique. Sont artistocrates tous les hommes d’action, tous les écrivains, tous les artistes, tous les penseurs qui ont rompu avec les habitudes et les mœurs du milieu rétrograde et servile, qui n’ont pas craint de se séparer du troupeau, de combattre ses idées, sa conception absurde de la vie, sa politique, sa morale, sa religion, ses institutions, ses préjugés. Artistocrates aussi les hommes les plus humbles, qui renoncent à suivre, à obéir, à imiter, qui ont au fond d’eux-mêmes le pressentiment d’une vie meilleure, d’une vie supérieure, au sein de la vie médiocre et stupide que la pseudo-civilisation leur a imposée. Quiconque fait effort pour briser les liens qui l’enchaînent à la laideur sociale, le diminuent en en faisant un esclave, est artistocrate. En lui, l’énergie intérieure se développe. Il aime et comprend la vie. Il veut la vivre intégralement, sans entraves, physiquement et spirituellement. L’artistocratie constitue pour chacun de nous cet individualisme supérieur qui s’évade de toutes les contraintes, s’élève au-dessus de la mêlée, des appétits et des intérêts, fait de nous des êtres épris de vérité et de beauté, capables de communiquer à autrui leurs sentiments et de les faire triompher dans la vie. L’artistocrate est un exemple pour tous : il est conséquent avec lui-même. Il déteste la violence. Il a horreur de tous les fanatismes. Ses moyens d’action sont l’abstentionnisme, la non-participation, l’art et la pensée. Il se donne à tous, sans compter. Son altruisme n’est pas l’altruisme habituel. Par le fait même qu’il cherche à développer son « moi », à le réformer, à le rendre plus harmonieux, plus vivant, plus libre, il augmente la beauté d’autrui. Il n’impose ses idées à personne, il se contente de les exposer. L’artistocrate est l’homme qui a rompu toute attache avec le social, qui poursuit son idée sans se préoccuper des conséquences fâcheuses qui peuvent en résulter, qui ne ménage ni son temps ni sa peine, et qui est au premier rang des révoltés. Il n’est guidé ni par la haine ni par l’envie, mais seulement par l’amour du beau qu’il voudrait voir triompher dans la vie. Sa révolte est pure et désintéressée.

L’artistocrate est l’individu qui fait de sa vie une œuvre d’art en se faisant le critique de lui-même. Il se corrige, il s’amende, il se perfectionne. Comme l’artiste s’efforce d’écrire un beau poème, de sculpter une belle statue ou de peindre un beau tableau, ainsi l’artistocrate s’efforce d’harmoniser dans son être le sentiment et la pensée, l’action et l’idéal. L’individualisme artistocrate n’a rien de commun avec le pseudo-

Individualisme des maîtres et des esclaves. Ce qui intéresse l’artistocrate, c’est le triomphe de la vie sous sa forme esthétique. Il ne partage aucune des inspirations des foules et de l’élite. Il est au-dessus de tous les partis. Il est du seul parti vraiment utile à l’humanité : celui de l’esprit. Il ne se croit pas un être privilégié, un surhomme devant lequel le monde entier doit s’agenouiller, mais il sait ce qu’il vaut, il connaît sa force, et il se juge tout de même différent de cette valetaille qui maintient l’humanité dans les bas-fonds par son inertie et sa lâcheté. Il la méprise et la plaint.

L’artistocrate ne peut pas avoir sur l’amour, la justice, la guerre, l’autorité, la vérité et l’idéal, les mêmes idées que tout le monde ; sa conception de la vie ne peut pas être la conception inférieure de la masse. L’artistocrate ne renonce pas à l’action, mais il dirige son action dans un certain sens. Il agit intérieurement afin d’agir extérieurement. S’il ne participe à aucune agitation, n’est d’aucune association, s’il agit seul, en un mot, selon ses moyens et selon ses forces, il ne refuse pas, de parti-pris, de se mêler à tout mouvement d’avant-garde, de collaborer à toute œuvre collective qui a pour fin la libération de l’individu. On le verra partout où il s’agit de combattre l’iniquité, de réagir contre la laideur. Il sera au milieu des « révolutionnaires » qui se seront réformés, et sauront ce qu’ils veulent, et non parmi les braillards qui aspirent à remplacer leurs maîtres, en leur ressemblant comme des frères. Il sera avec les manuels et les intellectuels associés pour la même œuvre d’émancipation et de fraternité. Partout il agira, mais il agira « en beauté », je veux dire sincèrement, sans être guidé par l’égoïsme, l’envie ou la haine.

L’individu qui manque de courage en certaines circonstances, qui trahit ses amis, cherche à se mettre en évidence par tous les moyens, vend sa personne et ses écrits, cet individu n’est pas un artistocrate, mais un mufle ( voy. ce mot). — Art et littérature artistocrates. Œuvres qui, par leur forme et les idées qu’elles contiennent, rentrent dans le cadre de l’esthétique artistocrate. Œuvres sincères dont les auteurs ont rompu avec la mode, le goût du public, les préoccupations de la littérature mercantile. — L’art artistocrate n’est ni l’art pour l’art, ni l’art social, ces deux formes du faux art : c’est l’art a-social, a-moral et a-politique, comme son auteur. — L’an-archiste artistocrate, qui est loin d’être un dilettante et un esthète préoccupé uniquement de jouissances esthétiques, immobilisé dans la contemplation de son nombril, ne cherche pas dans l’art un rétrécissement de son moi, mais un élargissement de son moi. L’art sincère et vivant est le levier qui émancipe l’individu, le fait vivre d’une vie nouvelle, le révèle à lui-même. Tandis que la morale et la politique diminuent l’individu, l’art véritable le libère et lui révèle le sens de la vie. L’homme qui n’a d’autre morale que la morale esthétique est un anarchiste. Soit qu’il crée des œuvres d’art tout en faisant de sa vie une œuvre d’art, soit qu’il se contente de contempler l’œuvre d’art et s’efforce d’être lui-même une œuvre d’art, cet homme ne peut concevoir la vie comme les gens qui la fondent sur l’autorité. L’autorité expire où l’art commence, elle expire au seuil de l’esthétique, qui est le triomphe de la pensée et de l’action libres. — Il y a l’artiste artistocrate dont l’art est l’action, et dont l’action est art. Il ne vit que pour l’idéal qu’il croit juste et lui sacrifie tous les avantages, honneurs, titres, etc… que la médiocratie dispense à tous ceux qui rentrent dans le rang et observent ses préceptes. Il crée, sans se soucier de plaire ou de déplaire, une œuvre qui satisfait sa conscience, et non le goût de la moyenne. Il trouve dans son art un refuge contre la laideur universelle. Il dit ce qu’il pense. L’artiste