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Versailles fut construit au milieu des malédictions soulevées par l’orgueilleux despotisme dont il était le monument. Le plus grand des sculpteurs français, Pierre Puget, n’était pas à son aise dans ce Versailles. Il préférait se voir parmi le peuple et les forçats de Marseille et de Toulon. À cette époque, Lebrun fonda l’académisme qui pèse encore si lourdement sur l’art français, malgré l’indiscipline des plus grands artistes du xixe siècle. Vauban inaugura la laideur de l’architecture militaire en lui enlevant l’esthétique des anciens châteaux-forts.

Dès la fin du règne de Louis XIV, le classicisme fut à son déclin avec la querelle des anciens et des modernes. Les modernes protestaient contre des règles répondant trop à des besoins artificiels. On avait besoin de retourner à la nature. Le développement des idées philosophiques, durant le xviiie siècle donna un grand essor à la pensée, mais la littérature et les beaux-arts ne rompirent pas avec le classicisme. Voltaire, qui eut tant d’audace dans ses œuvres philosophiques et ses romans, en resta prisonnier dans ses médiocres tragédies. Il condamna Shakespeare au nom du « bon goût ». Marivaux et Beaumarchais apportèrent quelque nouveauté au théâtre. Dans la peinture, Watteau se dégagea le premier de l’académisme, mais, ainsi que les autres peintres du siècle, il resta prisonnier des formes élégantes et puériles à la mode de Trianon. Rameau chercha à soustraire la musique à l’influence italienne souveraine alors dans toute l’Europe, même en Allemagne où de grands musiciens s’étaient manifestés depuis plus de cent ans.

Le xviiie siècle fut grand par le mouvement des idées et la conquête de la liberté de pensée et de parole qui aboutirent à la Révolution. Ce n’est pas la faute des Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Diderot et de tous les Encyclopédistes si cette révolution est à recommencer, le peuple n’ayant pas encore compris, malgré l’exemple fourni par la fortune des maîtres qu’il a eus depuis 1789, que la liberté se conquiert et ne se donne pas. Il semblait pourtant que la raison humaine, fortifiée et enrichie depuis l’antiquité par deux mille ans d’expérience et de connaissances nouvelles, était devenue si solide sur ses bases que rien ne pourrait plus lui faire échec. Il y eut d’abord la guillotine pour démentir la fraternité nationale, puis il y eut Bonaparte pour enterrer si bien la liberté, la justice et la fraternité universelles que, cent ans après lui, elles sont plus que jamais en question. Et l’art, dont le sort ne peut être séparé de celui du peuple, a subi les mêmes vicissitudes que lui.

La bourgeoisie triomphante transféra à son profit, sous de nouvelles formes, les abus du passé. Elle comprit mieux que l’ancienne noblesse la nécessité du savoir pour maintenir ses privilèges. Les découvertes scientifiques étendaient à l’infini le champ des connaissances humaines ; elle l’ouvrit largement en s’efforçant de s’annexer pour la servir ceux qui acquerraient ces connaissances. Elle fonda de grandes écoles où elle organisa l’enseignement dans son intérêt de classe. Elle forma des légions de fonctionnaires dûment brevetés et estampillés pour représenter hiérarchiquement la science officielle. Par la centralisation étatiste elle créa la centralisation artistique. Elle fit ainsi un art à son image et à son service. Adoptant pour son enseignement toutes les traditions qui ne pouvaient troubler l’ordre établi et la somnolence de ses fonctionnaires, elle imposa le pompiérisme dont un président de la République, M. Jules Grévy, a donné cette formule définitive : « Pas de chefs-d’œuvre, mais une bonne moyenne, c’est ce qui convient à notre démocratie. » Jamais l’art officiel ne fut aussi dépourvu d’art. Si le xixe siècle fut riche en valeurs intellectuelles et artistiques, ce fut malgré la classe dirigeante et en dehors d’elle,

sinon contre elle. Toutes eurent à lutter contre la malveillance officielle et l’incompréhension des prétendues « élites ». Non seulement le véritable esprit de liberté fut persécuté avec Michelet, Quinet, avec les victimes de 1848, de 1851, et de 1871, mais il n’est pas de novateurs dans tous les domaines de la pensée et de l’art, qui n’ait été poursuivi par la sénilité académique et ses complices de l’opinion. Aujourd’hui encore, après que la peinture a été rénovée par les Delacroix, Courbet, Corot, Daumier, Manet, Renoir, Cézanne, qui sont plus prophètes à l’étranger que dans leur pays, l’Académie ne trouve à imposer pour ses concours que des sujets comme celui-ci : « Saint Antoine étant mort au désert, deux lions creusèrent sa tombe et deux anges, vinrent le dévêtir et l’ensevelir. » (Prix de Rome en 1921.)

L’art arriva quand même à faire marcher malgré elle, mais bien derrière lui, cette vieille machine étatiste. D’abord, le despotisme de Bonaparte qui ne tolérait que ce qui célébrait sa gloire, maintint au début du xixe siècle les formes et l’esprit du classicisme. Le peintre David et son école en furent les représentants. Mais dès que Bonaparte fut disparu, une vie nouvelle se manifesta dans l’art malgré les résistances académiques. Ce fut la période romantique. Par réaction contre le classicisme, le romantisme ressuscita le moyen-âge sans pour cela l’étudier et le comprendre véritablement. Il découvrit Shakespeare et aussi l’Allemagne, celle des vieux châteaux-forts et des burgraves, et celle plus humaine et autrement admirable de Gœthe, de Schiller et de Beethoven. Il apporta la liberté dans tous les genres, renversant toutes les règles du classicisme. Il se déssécha, parce qu’à l’image de la bourgeoisie il manqua de naturel, perdit l’enthousiasme, la générosité, et fut souvent plus cabotin qu’artiste. Il s’enferma dans « l’art pour l’art » où le continuèrent les Parnassiens, moins exubérants mais aussi bourgeois. Les symbolistes suivirent, d’où sortirent les anarchistes intellectuels que les menaces des « lois scélérates » dispersèrent dans des sinécures plus ou moins académiques.

Avec la révolution de 1848, le socialisme, c’est-à-dire « la lutte pour l’établissement de la justice entre les hommes » (É. Reclus), entra dans l’histoire. Il engendra le naturalisme, qui voulut réagir contre la littérature et l’art bourgeois, et produisit l’impressionisme. Le naturalisme eut une belle période, mais il ne fut plus qu’une forme nouvelle de l’esprit bourgeois, lorsque ses représentants s’assagirent suivant l’évolution des politiciens qui ont fait du socialisme un parti de gouvernement de plus en plus indifférent à « la justice entre les hommes ». On essaya de faire un art social au moment de l’affaire Dreyfus, lorsque le peuple fut sollicité « pour la justice » ; mais le peuple et ceux qui voulaient bien « l’éduquer » ne parlaient pas la même langue et, lorsque l’heure de « la justice » fut arrivée, on se sépara comme on s’était rencontré. Les travailleurs étaient d’ailleurs détournés de l’art par les conditions matérielles de leur existence et par le conflit, de plus en plus aigu, entre le Capital et le Travail.

D’autres écoles, depuis le naturisme jusqu’au futurisme, ont eu des existences plus ou moins éphémères. La plupart sont mort-nées. Aujourd’hui, on en est au dadaïsme, à l’unanimisme et au surréalisme.

Tous les genres de l’art ont été influencés par les différents courants du xixe siècle et ont produit des œuvres plus ou moins remarquables, sauf l’architecture. Cet art a plus besoin que tout autre d’inspiration collective pour se manifester dignement, aussi n’a-t-il rien présenté de vraiment nouveau depuis la Renaissance. En France, l’individualisme qui sévit de plus en plus dans la vie sociale a aggravé encore sa stérilité.

Le grand souffle d’une vie nouvelle et les réalisations largement humaines que la Révolution avait annoncés ont donc manqué au xixe siècle ; ils manquent encore