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pas été moins maltraités. Antoine avait fait cadeau à Cléopâtre de la bibliothèque de Pergame qui se composait de deux cent mille ouvrages grecs à un seul exemplaire : la littérature grecque, dans l’édition Didot, tient en soixante volumes ; on y ajoutera, sans beaucoup grossir le nombre des feuillets, tel traité d’Aristote, Hérondas, Bacchylide » (R. de Gourmont). La bibliothèque de Cléopâtre fut détruite avec celle d’Alexandrie dont elle faisait partie, lorsque cette ville fut saccagée par les moines qui se livrèrent en Égypte aux mêmes destructions que dans les autres parties de l’empire romain.

On a prétendu que, durant le moyen-âge, c’étaient les moines, les bénédictins en particulier, qui s’étaient appliqués à l’étude, à la transcription et à la conservation des manuscrits de la littérature antique. On a fait bénéficier ainsi les religieux ignorants et fanatiques du moyen-âge, qui, souvent, ne savaient pas lire, de la réputation d’érudition de ceux des xviie et xviiie siècles. La plus riche bibliothèque religieuse de l’époque, celle de Clairvaux, ne comptait, en 1472, que 1.714 volumes. Il n’y avait que 97 ouvrages en 1297, à Notre-Dame de Paris. Cent ans avant, la bibliothèque des Fatimites, au Caire, possédait deux millions et demi de volumes. Lorsque Boccace visita la bibliothèque du mont Cassin, au xive siècle, il n’y trouva guère que des livres mutilés. Les moines en faisaient des psautiers pour les femmes et les enfants, après les avoir raclés et coupés. Les ouvrages grecs étaient particulièrement poursuivis par l’Église. Au xvie siècle, elle faisait encore brûler les livres grecs de Rabelais et envoyait Étienne Dolet au bûcher pour avoir eu l’audace d’imprimer la traduction de deux dialogues attribués à Platon. Enfin « le recul immense de la pensée qui se produisit avec le triomphe du catholicisme barbare sur la civilisation gréco-latine se manifesta surtout par l’étrange distorsion de tout ce qui est histoire et géographie : les temps, les lieux, tout ne se voit plus qu’à travers un brouillard d’illusions et de confusion, même de mensonge et de perversité. Tous les travaux des astronomes et mathématiciens grecs sont oubliés, niés ou bafoués. Les moines n’ont d’autre souci que de cuisiner la « géographie chrétienne », c’est-à-dire les restes de la science des anciens grossièrement accommodés à la religion révélée » (É. Reclus).

Un foyer très réduit de l’ancienne civilisation avait persisté, malgré tout, en Grèce. Elle le transmit, avec sa langue et l’industrie de ses artisans, à Constantinople, qui devint, sous le nom de Byzance, la nouvelle Rome et la capitale de l’empire d’Orient. Il s’y forma l’art byzantin qui se répandit en Italie, puis en France, où il contribua à la naissance de l’art ogival. Mais la pensée fut persécutée par les empereurs d’Orient et Justinien fit fermer l’école d’Athènes en 509. Ce qui restait des œuvres grecques fut sauvé par la fuite des philosophes qui se réfugièrent en Perse. « C’est dans les traductions persanes d’Aristote et des autres écrivains que les Arabes retrouvèrent la science hellénique » (É. Reclus).

« La civilisation arabe fut pour beaucoup de peuples conquis une véritable libération et coïncida pour nous avec l’apport des manuscrits grecs, avec le renouveau de la science hellénique dans la nuit du moyen-âge » (É. Reclus). Cette science fut enseignée par les Arabes dans leurs écoles. Ils l’apportèrent jusqu’en Espagne, suscitant en Occident la première Renaissance. Pour l’Espagne, ce fut l’époque où elle fut le plus libre. Elle connut alors une civilisation qu’elle n’a plus retrouvée. Les Arabes y fondèrent de magnifiques bibliothèques. Soixante-dix étaient publiques. Celle de Cordoue comptait six cent mille volumes superbement reliés. Ils multiplièrent les travaux d’irrigation, firent faire de grands progrès aux mathématiques, à l’astronomie, aux scien-

ces physiques, à la navigation. Leurs monuments, mosquées et palais, sont ceux de la plus belle architecture que le pays ait connue.

La formation de l’empire éphémère de Charlemagne, qui représenta « un reflux du monde latinisé des Gaules contre la barbarie germanique » (É. Reclus), amena une médiocre renaissance latine. La belle langue s’était corrompue ; les derniers auteurs, Sidoine Apollinaire et Grégoire de Tours, écrivirent dans un latin barbare. Une nouvelle littérature, appelée « chevaleresque », se produisit. Ses héros principaux furent Roland, pour le cycle de Charlemagne, et Arthur, pour le cycle gallois ou breton. Ces poèmes guerriers, écrits dans des dialectes informes, célébraient les grands coups d’épée, l’orgueil des races conquérantes, les aspirations de celles qui avaient été vaincues.

La pensée et l’art ne retrouvèrent la vie que très lentement, avec la liberté que les communes conquirent peu à peu. La vie municipale réussit à échapper au joug féodal, les écoles et les universités à se dégager de la tutelle ecclésiastique. Des centres universitaires se créèrent dans toute l’Europe occidentale et manifestèrent un esprit nouveau. Les professeurs allèrent de plus en plus vers la philosophie « l’influence d’Aristote finit par l’emporter sur celle de saint Augustin » (É. Reclus). Cet esprit de liberté influença même la littérature chevaleresque des poèmes épiques et de la poésie lyrique. Il fut encore plus vif dans la littérature populaire des fabliaux et des contes, dans les satires des laïques, les prédications des hérésiarques et enfin dans l’art des cathédrales.

C’est cet esprit, et non l’élan de la foi, qui dégagea les cathédrales des lourdes voûtes mérovingiennes pour lancer si hardiment leurs flèches vers le ciel, car, « quoiqu’on en dise, l’art implique par sa naissance même un état social dans lequel ont surgi des préoccupations nouvelles bien différentes de la naïve croyance… Les merveilleux édifices de la période romane et des siècles de l’ogive nous racontent, non la puissance de la religion, mais, au contraire, la lutte victorieuse que l’art, cette force essentiellement humaine, a soutenue contre elle… C’est une redite absurde qui attribue l’art ogival à la foi… Les cathédrales sont belles parce que les architectes, ouvriers et peintres avaient fui l’abominable dogme dans la joie de la beauté » (É. Reclus). Les bâtisseurs de cathédrales ont multiplié dans leurs sculptures les manifestations de l’indépendance d’esprit de leur temps, de même que les conteurs dans leurs fabliaux. Les gens d’église étaient souvent représentés dans les figures grimaçantes et en postures indécentes qui ornaient les monuments ; ils étaient encore moins ménagés que les barons. La nature tenait une large place dans cette ornementation par les représentations de fleurs et d’animaux. Le naturisme voisinait avec la foi naïve. Il faisait dire à saint Bernard : « Si nombreuse et si étonnante paraît partout la diversité des formes, que le moine est tenté d’étudier bien plus les marbres que les livres, et de méditer ces figures bien plus que la loi de Dieu. » Saint Bernard était loin de ces mystiques qui ont voulu voir dans chaque pierre des cathédrales un verset de la Bible.

« Les documents anciens constatent que l’église était l’édifice de tous, le lieu d’assemblée populaire aussi bien pour les fêtes et les cérémonies civiles que pour les rites religieux » (É. Reclus). C’est ainsi qu’en France le théâtre naquit dans l’église. Si le clergé parvint à faire réserver ces monuments aux services religieux, ils n’en furent pas moins les premières maisons du peuple, les lieux où il était chez lui et exprimait sa vie collective. Les cathédrales réunirent la maison communale, le marché public, l’hôtel des corporations, le grenier et le magasin à laines, qui avaient chacun sa