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Qui n’a pas discerné ces vérités premières ne comprend rien au mécanisme social. Qui conçoit le mécanisme social parvient aisément à assigner à l’Armée la place qui est sienne et la fonction qu’elle exerce.

S’il est bourgeois, il exige le maintien et le renforcement du Militarisme. S’il est révolutionnaire, il poursuit avec ferveur la suppression de l’Armée, parce qu’il a la certitude que la suppression des Armées aura pour conséquences fatales la Paix définitive et la Révolution sociale. — Sébastien Faure.


ARRIÈRE-PENSÉE. On entend par arrière-pensée l’intention cachée qui guide un individu. Par exemple, l’arrière-pensée du candidat aux élections législatives est qu’il se moque absolument de ses électeurs et qu’il désire être envoyé au Parlement pour satisfaire son ambition ou se faire une situation privilégiée. Chez lui il y a la façade : les belles promesses, les professions de foi, etc…, puis l’arrière-pensée : les honneurs, l’argent, etc… Chez le prêtre il y a également la façade : l’homme qui représente Dieu, qui bénit, qui confesse, qui absout, qui excommunie, etc…, puis l’arrière-pensée : il sait très bien que son métier est de raconter des sornettes, mais il sait très bien aussi que c’est en prêchant ces sornettes avec le plus grand sérieux qu’il pourra conserver son pouvoir et son autorité. Et l’on pourrait choisir cent autres exemples… Les anarchistes veulent justement s’élever contre cette fourberie multiple dont le peuple est l’éternelle victime. C’est l’immoralité sournoise de la bourgeoisie qui encourage ainsi le mensonge et qui en fait une arme aux mains de ses valets.


ART. « Application des connaissances à la réalisation d’une conception. » (Larousse.) Allégoriquement, je comparerai l’Art à un arbre éternel enfonçant ses racines jusqu’au cœur de la terre, élevant ses cimes dans l’infini, tandis que ses branches magnifiquement chargées des fruits les plus divers et les plus précieux, s’étendent comme pour étreindre, en un embrassement fécond d’harmonie et de beauté, le genre humain.

Au figuré, on peut dire que l’Art, né du même accouchement que la nature, est souvent considéré comme une fidèle reproduction de celle-ci, et parfois on juge cette reproduction plus belle et plus parfaite.

Pour nous, anarchistes, que l’on juge la Nature comme une prodigieuse créatrice dépouillée de toute conscience et de toute volonté propres, ignare de sa puissance même ainsi que de tout ce qu’elle peut donner aux hommes ; pour nous, l’Art est quelque chose de plus complet et de plus animé, de plus varié et de plus conscient, plus actuel et plus de l’avenir ; en peu de mots : plus plastique et plus harmonisable selon les besoins, les sensations et les aspirations humaines.

Tandis qu’aux yeux de milliers et de milliers de générations, la Nature demeure statique et immuable, même à travers les innombrables secrets que les Œdipes de la Science ont su arracher à son visage de sphinx, l’Art, au contraire, a suivi toutes les transformations et toutes les ascensions humaines, quand ce ne fut pas lui-même qui les précéda, les provoqua, les encouragea, les poussa.

La seule chose qui nous apprenne comment les hommes des âges préhistoriques, c’est-à-dire des époques qui n’ont pas d’histoire, étaient intellectuellement supérieurs aux fauves contre lesquels ils étaient obligés de lutter, c’est l’Art. L’archéologie nous a révélé plusieurs manifestations d’art primitif remontant beaucoup plus loin dans le passé que les écritures les plus anciennes parvenues à notre connaissance. Pour si rudimentaires qu’elles fussent les armes d’attaque et de défense dont nos ancêtres les plus reculés se servirent pour lutter

contre les fauves et l’inclémence de la température, étaient toujours dûes à des notions d’art, instinctives, obscures, bien antérieures à la parole écrite ou articulée.

Donc, si nos ancêtres, les primitifs ont pu faire prévaloir, contre tout ennemi de leur espèce, et de notre conservation, leur volonté et leur droit à l’existence et à leur développement, c’est à ces premières et grossières notions d’art qu’on le doit. Et c’est encore à ces notions d’art imparfaites que nous sommes redevables de pouvoir marcher — lentement mais sûrement — vers un devenir dans lequel la libre volonté individuelle (le libre arbitre) aura raison de cette fausse ou, pour le moins, exagérée puissance qu’on attribue à la Nature (le déterminisme), conception selon laquelle les hommes, divisés par races, seraient fatalement condamnés dans les siècles des siècles à s’entretuer, à se dévorer, à s’exterminer.

Mais, hélas ! nées en liberté et pour la Liberté, toutes les manifestations de l’Art qui se développèrent parallèlement au développement et perfectionnement des êtres humains, furent, depuis, monopolisées et altérées par les puissants de tout temps qui leur imposèrent une tâche absolument opposée à celle par et pour laquelle elles avaient été créées ; en sorte que, de levier d’émancipation et de civilisation qu’il était à l’origine, l’Art se transforma en instrument d’oppression et d’obscurantisme.

C’est ainsi que, s’imposant en maîtres absolus sur l’esprit et sur la volonté comme sur les sentiments des peuples, toutes les écoles théologiques, ainsi que tous les systèmes de domination sociale, purent largement, parfois même exclusivement, exploiter toutes les sources du domaine de l’Art. Et la peinture, la sculpture, l’architecture, la poésie, l’éloquence, la musique, la chorégraphie, en un mot toutes les expressions principales de l’Art qui pouvaient le plus profondément frapper, conquérir et influencer d’une façon quasi identique la fantaisie des peuples de tout pays et de tout temps, furent, savamment et avec un succès digne d’une meilleure cause, employés à glorifier, exalter et éterniser toutes les fables, légendes, traditions et mensonges, lesquels, une fois revêtus de grandeur et de beauté, de mysticité et d’idolâtrie, de puissance et d’immortalité, s’emparèrent souverainement de la pensée et de l’âme des hommes, jusqu’à les convaincre de voir, et de défendre en ces fables et mensonges, la plus éclatante des vérités.

Toutefois, bien que les artistes, de toute époque et appartenant à n’importe quel rameau du milieu artistique, qui voulurent se révéler et s’imposer à l’attention des contemporains et à l’admiration de la postérité, aient été dans la triste obligation de se prostituer au faux « mécénatisme » des souverains, des pontifes et des « nouveaux riches » de tout temps (prototypes : les Estensi, les Leone X., les Augustin Chigi) ; toutefois, dis-je, ils ne firent jamais totalement défaut, les artistes de conscience et d’esprit libres qui, en revendiquant les buts naturels et les droits primordiaux de l’Art, s’en firent une arme puissante pour flétrir et vouer à l’exécration du monde les tyrans et les préjugés sur lesquels le despotisme fait reposer les assises de sa propre souveraineté.

Naturellement et de la même façon que les pionniers du progrès et du vrai dans la Science et dans la Pensée, cette libre armée d’artistes, qui, avec la pioche d’une tenace volonté et le flambeau de l’avenir dans leur poing génial, tentèrent d’entamer, de fendre et de pénétrer la masse des époques enfoncées dans un passé inconnu, en dévoilèrent les profonds secrets, en ressuscitèrent la léthargique grandeur, et en l’arrachant à l’immuable silence en firent jaillir l’immense voix, l’hymne évoca-