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dans la bouche. On commandait les premiers cocktails. J’avais le sentiment de me trouver dans le salon d’attente de quelque professeur d’aventure, ou dans une gare cosmopolite où chacun espérait un train merveilleux à destination de la fortune. Impression que l’arrivée de Paris-Midi, sur lequel on se jetait comme sur un communiqué officiel, renforçait encore. Quant à ma provinciale, d’elle pas la moindre trace. Il y avait bien des femmes, cousues aux tables comme des ornements, et toutes assurément rêvaient au film qui les sauverait de la médiocrité, mais aucune ne portait le signe provincial, aucune n’était venue à un rendez-vous…

L’heure de l’apéritif marqua le départ de quelques joueurs de bridge, et l’entrée en groupe d’un haut personnel cinématographique, discrètement salué par les disponibles de toutes sortes. Le haut personnel cinématographique, qui venait, selon toute vraisemblance, de s’éveiller, semblait de mauvaise humeur. Les ordres furent transmis aux garçons dans un français dont les hésitations ou l’accent trahissaient tantôt le russe, tantôt l’anglais, tantôt l’allemand, tantôt le hongrois et tantôt un idiome inconnu. Le café-crème l’emportait nettement sur les vermouths, picons, vins sucrés ou alcools. C’était dans ce lieu une véritable nourriture. De fortes épouses, aux bijoux voyants et grisâtres comme des autos d’avant-guerre, vinrent bientôt retrouver les membres de l’état-major du film. On parlait millions, centaines de mille francs, pellicules,