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de son emportement et me faisait les honneurs d’une ravissante cave à liqueurs qu’il tenait, me dit-il, d’un grand-duc. Quand je dis ravissante, c’est par égard pour l’époque. Elle était en réalité du plus pur modern’style et rappelait cette décoration en langouste, liseron et rubans entrelacés qui fit le bonheur des cabinets particuliers de l’année 1900. Comme il me servait à boire dans un petit verre de cristal dont il n’omit point de me vanter l’origine, je remarquai le bas de son pantalon, le haut de son faux col, les bords de sa cravate et l’extrémité de ses chaussures. L’ensemble avait dû être de forte et splendide élégance, il y a quelque vingt ans, je n’exagère pas, mais aujourd’hui le personnage semblait vêtu de haillons distingués, de hardes de roi. Assez fin pour s’apercevoir qu’il était observé et deviné, le comte de F… releva fièrement la tête et me dit :

— J’ai soixante-dix-neuf ans, jeune homme, permettez-moi de vous appeler ainsi, mais je suis loin d’avoir pour vivre soixante-dix-neuf francs par jour. Si je vous disais de quoi je dispose pour boucler mon budget, je crois que vous sauteriez au plafond. Il est nécessaire que j’applique, dans ce Paris d’après-guerre, si peu accueillant, les principes du cousin Pons, si je veux subsister et vaincre les assauts de la mort. J’ai un petit calendrier où sont inscrits les noms de tous les parents que j’ai ici. Tous m’ouvrent leur porte une fois le mois, et c’est ainsi que j’arrive à tenir sur mes vieilles jambes. Mais je