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ne perd pas de temps à apprécier les mouvements de colère ou les sautes d’humeur de la clientèle. En revanche, il ne peut retenir son admiration dès qu’il se trouve en présence de voyageurs qui ont plus de sentiments que de bagages…

On m’a cité le cas d’un couple qui n’eût pas manqué d’inspirer à Maupassant une de ces nouvelles courtes et sombres dont il avait le secret. Descendent un jour place Vendôme un Anglais et une Espagnole. Mariés, et tous deux de haute aristocratie. Ils prennent un appartement luxueux de cinq à six mille francs par jour et ne sortent plus de ce décor. C’étaient, comme la Dona Bella, des maniaques de la tenture noire, de l’ombre, des rideaux tirés et des stores baissés. Ils exigèrent de la direction que le service fût absolument muet. Comme ils ne toléraient aucune question de la part du personnel, celui-ci devait avoir l’œil à tout, tout deviner et tout comprendre. On chuchotait un peu dans les couloirs sur ce couple singulier qui semblait mimer une histoire d’Edgar Poe.

On se demandait ce que cachaient ces deux visages pâles, mélancoliques et comprimés, qui parfois s’éclairaient d’un grave sourire. Ils prenaient tous leurs repas à l’hôtel et se montraient chaque soir, lui en habit, elle en toilette de soirée, dans une attitude noblement voûtée, chargée, ténébreuse. N’y tenant plus, un maître d’hôtel, que tant de dignité funèbre empêchait de dormir, s’en fut aux renseignements, et il revint pour apprendre à ses collègues que l’Anglais et