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— Quelle joie de quitter cela, se disait-elle en contemplant les murs salis, craquelés sous la lumière crue. Derrière les portants s’entendait l’actrice, terminant en scène sa tirade. Le dernier mot terminé, les bras arrondis et courbés vers les planches, les danseuses glissèrent sur le plateau. Sans plus réfléchir, la petite danseuse tournoyait, au rayonnement aveuglant de la rampe, au reflet brutal des couleurs vives, dans l’éclatante vie factice et comme mécanique de la danse moderne.

Le rideau tombé sur le tableau final où figurait le ballet, Clotilde fut la première à regrimper l’étroit escalier conduisant aux loges. Elle entra comme une trombe.

— Vite Mme Chabot, dit-elle à l’habilleuse qui somnolait, vite un coup de main que je ne rate pas mon tram.

Parmi la hâte de toutes ces femmes pressées de remonter vers les quartiers populeux et lointains où les houris et les déesses de théâtre redeviennent des filles de ménage laborieuses, Clotilde se pressait, sans un mot. Elle jeta un bref adieu et partit.

Sur le trottoir, devant la sortie des artistes, plusieurs personnes attendaient.

Aveuglée par l’obscurité de la rue, Clotilde ne distingua rien, tandis que sa silhouette se détachait sur la lumière diffuse du corridor. Elle n’avait pas fait deux pas sur le trottoir qu’un jeune homme, après s’être excusé d’avoir heurté un monsieur qui paraissait attendre aussi, s’élançait au-devant d’elle. Un bras se glissa sous le sien, tandis qu’une voix connue disait :

— Bonsoir Clo. Clo, ma chérie.

— Tiens Lucien, tu es revenu, s’écria Clotilde, ça tombe bien je pensais à toi, parce que j’ai des choses à te dire.

Et après un baiser léger, devisant gaiement, ils s’éloignèrent.

Quand il rentra dans son appartement noir, Pierre Boissonou eut l’impression qu’il y faisait très froid. La lampe allumée ne donna nulle gaîté aux objets qu’elle éclaira. Quelques heures seulement s’étaient écoulées et, du matin à la nuit, il lui semblait qu’une fosse s’était creusée où gisait un cadavre. En somme, il ne s’était rien passé. Un jeune couple s’enlaçant, des paroles gaies aux lèvres, s’était enfoncé dans le noir. Rien que de très beau, à ce que deux êtres, ravis de vivre, aillent l’un vers l’autre pour leur joie.

Cela valait mieux ainsi. Pierre Boissonou resterait le vieux monsieur paisible du cinquième, qui collectionne des papillons et étudie sous la mousse, dans le soleil, à l’ombre des arbres dorés de clarté, tout ce qui chante, tout ce qui vibre, tout ce qui aime !

Quelle chance d’avoir échappé à l’aventure amoureuse. Qui sait ce qu’elle apportait avec elle de mauvais, et vers quel avenir de jalousies, de tristesses, elle l’entraînait. Il fallait considérer comme un grand bonheur d’être guéri avant d’avoir été ridicule et misérable. Pierre en était heureux.

Certains auraient pu s’étonner de cette façon d’être heureux. Sans rien voir de ce qui l’entourait, assis devant la danseuse de pierre, un vieil homme pleurait, à sanglots