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FEUILLETON DU 17 OCTOBRE 1916

8
LA ROSE DE JÉRICHO
par
FANNY CLAR

— SUITE —

Elle ne fut pas sans s’apercevoir du trouble que sa vue provoquait chez Pierre. Étonnée d’abord, parce qu’elle n’avait pas songé à le provoquer, il ne lui déplut pas d’en être la cause. Auprès de Pierre, elle se sentait en confiance. Il ne lui inspirerait jamais la passion qui conduit à toutes les sottises. Elle s’estimait pourtant capable d’une tendresse sûre pour prix de sa reconnaissance d’être arrachée aux jours hasardeux qu’elle avait connus et dont elle redoutait le retour. Patiemment, elle attendait que Pierre se décidât à parler, sûre s’il tardait trop, car elle sentait cet amoureux muet de timidité, et au moment qu’il lui plairait, de provoquer un aveu.

Auparavant, elle avait à régler une petite chose. Cette petite chose s’appelait Lucien. Il ne représentait pour Clotilde qu’un petit ami sans conséquence, à peine un amant, accepté un jour d’ennui et qui ne comptait pour rien dans son avenir. Quelques promenades à Nogent, quelques heures de plaisir avaient noué cette amourette. Elle se dénouerait sans causer de larmes ni laisser de souvenirs. Fils de provinciaux aisés, devant reprendre une étude dans la petite ville natale, où il était pour l’instant en vacances, Lucien faisait un stage chez un avoué parisien. À son retour, Clotilde liquiderait gentiment cette idylle menue.

Elle y songeait dans sa loge, retirant à la hâte ses vêtements pour se maquiller. Les épaules enveloppées d’une serviette maculée de rouge et de bleu, elle étalait le blanc gras, tandis qu’autour d’elle, d’autres danseuses se costumaient aussi pour le ballet.

Certaines, déjà prêtes, interrogeaient d’un dernier regard la glace ébréchée, lissant d’un doigt humecté de salive leurs sourcils peints, assouplissant leurs jambes dans un mouvement faisant crisser la soie du maillot.

Elles s’agitaient en bavardant, habituées à cette atmosphère si spéciale des loges, mélange de relents de parfums, de chair chaude, de poussière.

Indifférente au tumulte habituel, Clotilde silencieuse terminait sa figure, sa pensée continuant à trotter, allant tout naturellement de Pierre Boissonou à son jeune ami.

— En scène pour la fin du un, ces dames du corps de ballet, criait la voix du second régisseur.

Le long de l’escalier, parmi les rires, il y eut la dégringolade de chaque soir. Une roulade fut lancée par une voix pure. Une voix grondeuse réclama du silence, menaça les tapageuses d’une amende. Clotilde, enfin prête, descendit légère.