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de l’organisation des sociétés de développer activement cette qualité ; poètes et philosophes travaillent à cette œuvre, et les législateurs eux-mêmes sont dominés malgré eux, à leur insu, par l’ascendant de cette faculté souveraine. Les peuples sont comme les individus, ils apportent sur la scène du monde vices et vertus : ils sont frères, mais ils ne se ressemblent pas.

Ainsi, et nous aurons occasion de le prouver plus tard, ce qui distingue les Grecs, c’est une certaine clarté qui se répand de prime jet sur toute leur civilisation, sur toutes leurs œuvres : dans la pensée, elle se produit par une inspiration d’abord chaleureuse et compréhensive, plus tard artificielle mais habile ; dans la philosophie, elle adopte comme la plus vulgairement intelligible cette science de la morale qui se traduit pour tous et par tous ; dans l’éloquence, elle est toujours élégante dans l’ensemble et fleurie dans les détails ; dans l’architecture, elle a des coupes droites qui, par l’ensemble des lignes, se détachent brusquement sur le ciel, mais s’épanouissent en détails des plus gracieux ornemens. On sent dans toute cette vie une atmosphère chaude, un mouvement facile, une volupté jetée au dehors et modérée par l’intelligence. Ce caractère se retrouve partout dans les œuvres de la Grèce. Tout ce qui y échappe est exception.

Les Romains au contraire possédaient surtout une appréciation poétique universelle : ils faisaient ce qui est utile. La poésie leur vint tard : à quoi leur eût-elle servi ? Les lois, ils les prirent à la Grèce, ils les façonnèrent à leurs nécessités, mais ils ne les subirent que quand l’heure fut venue. Cette ancienne civilisation étrusque, dont ils auraient dû être les heureux héritiers, ils l’effacèrent tout entière. Peuples neufs, peuples durs et nés pour la guerre, ils se créèrent par la conquête, ils eurent le sol par la conquête, des femmes par la conquête, des lois par la conquête, de la poésie par la conquête : la Grèce asservie leur inspira ses chants. Ce peuple avait un grand égoïsme légitimé et sanctionné par une grande force de raison.

Le peuple hébreu est surtout le représentant d’une idée, l’éternité : il porte dans son histoire, dans son style, dans ses traditions une profondeur toute prophétique ; chaque fait y révèle une double signification, l’une matérielle et présente, l’autre symbolique et d’avenir. L’existence et le sentiment de ce peuple se rattachent moins au passé qu’au présent, qu’à l’avenir surtout. Fier d’une promesse qu’il avait inscrite dans sa religion, il aspirait vers son parfait développement ; et dans les langes de ses premières années, il lui avait été donné de sentir sa civilisation future. Son passé n’était point, comme celui des autres peuples, le trésor des simples traditions, des souvenirs poétiques, mais c’était surtout le grave sanctuaire d’une constitution divine et d’une alliance éternelle. Dieu avait passé par là. Le merveilleux livre de la Genèse, bien qu’écrit et coordonné par Moïse à une époque déjà postérieure, présente partout le cachet du monde primitif, dont les traces se retrouvent dans chacune des syllabes qui le composent ; il dévoile le grand mystère de l’homme, il renferme la clé de toute révélation : c’est l’Évangile de l’ancienne alliance.

Chez les Grecs, l’idée d’éternité était séparée de la vie active ; admise par quelques philosophes dans les enseignemens d’une doctrine sévère, elle était isolée de toute autre idée : c’était une méditation solitaire, abandonnée à quelques-uns, ne fécondant rien autour d’elle, ralliant à peine quelques rares intelligences. La personnification avait tout envahi ; la poésie imitative avait asservi et maîtrisé toute tentative d’apothéose idéale. Socrate prêchait une âme immortelle ; il but la ciguë, car il venait faire une révolution dans les doctrines. On hésitait en face de cette croyance, on marchandait avec elle ; on permettait à l’âme d’exister avec la migration, avec la métempsycose, mais on lui niait l’immortalité, l’éternité. Les doctrines allaient jusqu’à l’erreur ; elles s’arrêtaient là. Les vérités étaient rares au temps ancien, et cette morale, qui est devenue aujourd’hui le lait de la jeunesse, reposait dans un secret plein de ténèbres, sondé seulement par des esprits spéculatifs et supérieurs.

Dans le développement du peuple hébreu, au contraire, l’idée d’éternité était étroitement liée à la vie, au passé merveilleux de la nation, aux promesses plus magnifiques encore de son mystérieux avenir. La législation fondée par Moïse ne se développa pres-