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« Amis, supportez courageusement ce travail ; j’espère que plus tard il ne s’en présentera pas de plus fatigant ; car je sens déjà le zéphire qui s’élève et ride légèrement la surface de la mer. Ce n’est pas un vain signe pour moi quand l’eau de l’océan fait de doux bruits en caressant les sables. Élevez donc promptement le mât, déliez les voiles des antennes, et retirant les cordes, disposez-les convenablement et abandonnez-les de chaque côté du navire. »

Ils exécutèrent aussitôt tous ses ordres. Mais dans cet instant, du fond du navire résonna une voix qui annonça l’avenir : c’était celle du prêtre sacré que Pallas avait cloué sous les poutres ; elle parla en ces termes, et la terreur saisit l’âme de chacun de nous :

« O malheureux que je suis ! Qu’il eût mieux valu que j’eusse été brisé sur les roches Cyanées dans les flots de l’Euxin que de porter ainsi l’opprobre et l’infamie des rois ! Car le sang d’Absyrte, versé par un assassinat, demande vengeance et suit toujours ma trace ; et c’est là l’injure qui nous insulte plus que toute autre. Moi je vous accuserai de ce crime récent et infâme lorsque nous serons plus près des Érynnies, et si vous ne m’apaisez par des sacrifices, quand vous me pousserez entre la terre et la mer, je me précipiterai dans l’océan Atlantique. »

Après avoir prononcé ces mots, il se tut. Les âmes des héros, ayant entendu ces paroles, furent effrayées qu’un si grand malheur les menaçât à cause de l’amour de Jason. Et plusieurs roulaient dans leur esprit le projet de tuer la malheureuse Médée et de la jeter en pâture aux poissons pour calmer ainsi les Furies. Ils auraient accompli ce projet si le fils illustre d’Éson ne les eût suppliés lui-même et n’eût ainsi calmé leurs cœurs. Ayant entendu ces paroles prophétiques des flancs d’Argos, ils s’assirent promptement sur les bords et reprirent les rames. Ancée mania habilement le gouvernail et nous arrivâmes à l’île Hibernie ; là un vent rapide et obscur, se précipitant sur notre poupe, emplit nos voiles, et notre navire courut rapidement sur la mer soulevée. En ce moment, aucun de nous n’espéra échapper à la mort, car la douzième aurore avait déjà passé ; aucun de nous n’aurait su non plus où nous étions si Lyncée n’eût parfaitement connu le cours désormais tranquille de l’océan. En effet, celui-ci découvrit dans le lointain une île toute couverte d’arbres résineux et les vastes temples de la reine Cérès, qui étaient environnés d’une nuée immense.

O Musée plein de prudence, tu as déjà appris dans mes vers comment Proserpine, cueillant de tendres fleurs, fut enlevée un jour dans un bois épais ; comment Pluton, attelant à son char ses noirs coursiers, ravit la jeune fille d’après la volonté des dieux, et l’emmena de force à travers les flots stériles. Je fus d’avis de ne pas naviguer vers le rivage de l’île couvert de maisons splendides où jamais aucun mortel ne put arriver avec un navire ; car il n’y a pas de port qui puisse recevoir et abriter les vaisseaux. Mais l’île est toute environnée d’une roche immense sous laquelle croissent les dons merveilleux de Cérès. Ancée, le patron de notre noir navire, reconnut la sagesse de mon conseil ; inclinant le gouvernail à gauche, il repoussa aussitôt le navire et le fit rétrograder. Ensuite, de peur qu’il ne continuât sa route directement, il le fit tourner vers la droite. Le troisième jour nous parvînmes à la maison de Circé, à la terre de Lycée, et en des lieux de tous côtés environnés par la mer. Dès que nous touchâmes le rivage, inquiets au fond du cœur, nous attachâmes les câbles du navire à des rochers, et Jason envoya du navire ses compagnons chéris pour s’informer quels hommes habitaient cette terre immense et pour connaître aussi la ville et les mœurs de ces peuples. Comme ils faisaient tranquillement la route, se présenta devant eux la sœur du magnanime Éète, fille du Soleil, fille de sa mère Astérope et de l’illustre Hypérion, on l’appelle Circé ; elle se dirigea vers le navire. Tous les héros furent fort étonnés en la voyant, car sa tête était couverte de cheveux semblables à des rayons ardens. Son beau visage brillait d’un magnifique éclat ; elle jetait autour d’elle toute la splendeur d’une flamme. Quand elle vit Médée couverte d’un voile blanc, car par pudeur elle avait ainsi caché sa face et son cœur était dévoré d’inquiétude, elle eut pitié d’elle et lui parla ainsi :

« Ah ! malheureuse ! quel sort t’a donc réservé Cypris ? car nous n’ignorons pas ce que vous avez fait avant votre arrivée dans notre île ; nous n’ignorons pas les crimes que vous avez commis sur notre père, pauvre vieillard, et sur notre frère, que vous avez tué d’une horrible manière. Certes, je ne vous promets pas que vous rentrerez au foyer paternel si vous