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compagnons de partir [1]. Dociles à ses conseils, ils montent aussitôt sur le vaisseau, lèvent l’ancre et retirent les câbles. Le vent enfle la voile, et déjà ils doublent avec joie le promontoire de Neptune. L’aurore vermeille éclairait le ciel de ses feux. On voyait au milieu des vertes campagnes reluire les sentiers poudreux et briller les champs couverts de rosée. Les Argonautes s’aperçurent alors de l’absence de leurs compagnons. Une violente querelle s’élève aussitôt parmi eux. On n’entend de tous côtés que plaintes et que clameurs. Tous se reprochaient mutuellement d’avoir si promptement mis à la voile et laissé à terre le plus vaillant héros de la troupe.

Colère de Télamon ; apparition de Glaucus

Pendant ce tumulte, Jason, plongé dans la plus cruelle incertitude, était assis tristement et dévorait son chagrin dans un morne silence : "Tu demeures tranquille, lui dit Télamon transporté de fureur, et n’es pas sensible à la perte d’Hercule. Je le vois trop, tu craignais que sa gloire n’éclipsât un jour la tienne dans la Grèce, si les dieux nous accordent d’y rentrer, et tu avais formé le dessein de l’abandonner. Mais à quoi bon de plus longs discours ? Je veux à l’instant me séparer de toi et de ceux qui ont tramé avec toi cette perfidie." Il dit, et, les yeux étincelants de rage [2], se jette sur Tiphys, et s’empare du gouvernail. Chacun était prêt à seconder en ramant ses efforts, et le navire allait regagner le rivage de la Mysie, si les deux fils de Borée, Calaïs et Zéthés, reprenant vivement Télamon, ne se fussent opposés à son dessein. Infortunés ! ils se repentiront un jour de n’avoir point voulu qu’on retournât chercher Hercule. Surpris dans l’île de Ténos [3] au retour des jeux funèbres de Pélias, ils périrent par la main du héros, qui doit élever sur leur sépulture deux colonnes, dont l’une, par un prodige étonnant, s’agite au souffle de l’aquilon qui leur donna le jour.

Cependant la dispute s’échauffait de plus en en plus lorsque le sage Glaucus, interprète des volontés du divin Nérée, sortant tout à coup du sein de la mer, éleva au-dessus des flots sa tête couverte de cheveux blancs et saisissant le gouvernail d’une main vigoureuse : "Pourquoi, s’écria-t-il, voulez-vous, contre les décrets de Jupiter, emmener le valeureux Hercule en Colchide. Soumis dans Argos aux ordres de l’impitoyable Eurysthée, il doit accomplir douze travaux et monter ensuite au rang des Immortels. Il ne lui en reste plus à achever qu’un petit nombre. Cessez donc de souhaiter davantage sa prèsence. Polyphème bâtira près de l’embouchure du Cius une ville fameuse et terminera ses jours parmi les Chalybes. Pour Hylas, une Nymphe amoureuse de sa beauté, l’a fait son époux. C’est en le cherchant que les héros que vous regrettez se sont égarés." Glaucus, en finissant ces mots, se replonge au fond de la mer. Les flots écument et l’onde amère rejaillit dans le vaisseau.

Son discours remplit de joie les Argonautes. Télamon s’approcha de Jason, et lui prenant la main : "Fils d’Éson, lui dit-il, excuse l’excès de mon emportement. La douleur m’a fait proférer un discours insolent et téméraire. Que les vents emportent mon erreur et soyons unis comme auparavant. — Ami, lui répondit Jason, tu m’as outragé cruellement, en m’accusant devant tous nos compagnons de trahir un héros qui m’est cher. Quoique vivement blessé, je n’en conserverai point de ressentiment, puisque enfin ce n’est point pour un vil intérêt, mais en regrettant un ami que ta colère s’est allumée. J’espère, si l’occasion s’en prèsente jamais, que tu soutiendras ma querelle avec la même chaleur." Il dit, chacun se remit à sa place et la concorde fut rétablie.

Les oracles de Glaucus ne tardèrent point à s’accomplir. Polyphème fonda chez les Mysiens la ville de Cius, près du fleuve du même nom. Hercule se rendit peu après aux ordres d’Eurysthée, mais avant son départ, il menaça de ravager la Mysie si on ne lui rendait Hylas ou vivant ou privé de la vie. Les Mysiens lui promirent avec serment de le chercher sans relâche, et les principaux d’entre eux lui donnèrent leurs enfants en otage. Aujourd’hui même les habitants de Cius cherchent encore Hylas et entretiennent une étroite alliance avec la ville de Trachis, dans laquelle Hercule transporta les enfants qui lui furent alors livrés.

Les Argonautes furent poussés tout le jour, et même la nuit suivante, par un vent favorable, dont le souffle ne s’éteignit qu’au lever de l’aurore. Un golfe spacieux, entouré d’un rivage élevé, se prèsentait alors à leurs regards. Ce fut là qu’ils abordèrent, à force de rames, au moment où les premiers rayons du soleil éclairaient l’univers.

  1. . . . . . Jubet uti navita ventis. Ovid., Métam., 111, 420
  2. . . . . . . Totoque ardentis ab ore Scintillae absistunt: oculis micat acribus ignis Virgil., Aen., XII. 101
  3. Une des Cyclades.