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avait les yeux baissés et réfléchissait profondément : "Fils d’éson, s’écria le bouillant Idas avec insolence, quel dessein roules-tu dans ton esprit ? Découvre-nous tes pensées. La crainte, ce tyran des âmes faibles, s’emparerait-elle de toi ? J’en atteste cette lance avec laquelle j’ai acquis dans les combats une gloire que rien n’égale, cette lance qui vaut mieux pour moi que le secours de Jupiter ; non, puisque Idas est avec toi, tu n’as rien à craindre et rien ne pourra te résister, quand même un dieu combattrait contre toi. Tel est, puisqu’il faut me faire connaître celui qui, pour te secourir a quitté le séjour d’Arène."

Il dit, et saisissant à deux mains une coupe remplie de vin, il avale d’un trait la liqueur écumante qui se répand sur ses joues et sur sa poitrine. Un murmure d’indignation s’élève aussitôt parmi les convives, et le devin Idmon adressa ainsi la parole à Idas : "Téméraire, est-ce ton audace naturelle qui t’inspire ces sentiments, ou bien est-ce le vin qui t’enfle le cœur et te fait courir à ta perte en blasphémant les dieux. On peut consoler un ami et relever son courage par d’autres discours. Les tiens sont aussi insensés que ceux des enfants d’Aloée [1] lorsqu’ils vomissaient des injures contre les dieux. Apollon les fit expirer sous ses flèches rapides, et cependant leur force était beaucoup au-dessus de la tienne."

A ce discours, Idas ne répondit d’abord que par des éclats de rire ; bientôt il adressa d’un ton moqueur ces mots au devin : "Peut-être les dieux me réservent-ils un sort pareil à celui que ton père fit éprouver aux enfants d’Aloée. Tu peux nous faire part de leurs desseins, mais si ta prédiction est vaine, songe à te soustraire à ma fureur." Idas en parlant ainsi, frémissait de colère ; il allait se porter aux derniers excès, mais ses compagnons l’arrêtèrent, et Jason apaisa la querelle.

Orphée chante en s’accompagnant de sa lyre

Dans le même temps le divin Orphée prit en main sa lyre, et mêlant à ses accords les doux accents de sa voix, il chanta comment la terre, le ciel et la mer, autrefois confondus ensemble, avaient été tirés de cet état funeste de chaos et de discorde, la route constante que suivent dans les airs le soleil, la lune et les autres astres, la formation des montagnes, celle des fleuves, des Nymphes et des animaux [2]. Il chantait encore comment Ophyon et Eurynome, fille de l’Océan, régnèrent sur l’Olympe, jusqu’à ce qu’ils en furent chassés et précipités dans les flots de l’Océan par Saturne et Rhéa, qui donnèrent des lois aux heureux Titans. Jupiter était alors enfant ; ses pensées étaient celles d’un enfant. Il habitait dans un antre du mont Dicté, et les Cyclopes n’avaient point encore armé ses mains de la foudre, instrument de la gloire du souverain des dieux. Orphée avait fini de chanter, et chacun restait immobile. La tête avancée, l’oreille attentive, on l’écoutait encore, tant était vive l’impression que ses chants laissaient dans les âmes.

Le repas fut terminé par des libations qu’on répandit, selon l’usage, sur les langues enflammées des victimes, et la nuit étant survenue, chacun se livra au sommeil.

Départ du vaisseau

L’aurore brillante éclairait de ses feux naissants les sommets du mont Pélion, et les flots de la mer se balançaient doucement au souffle d’un vent léger. Tiphys s’éveille et excite ses compagnons à s’embarquer. Aussitôt le rivage retentit d’un bruit affreux, au milieu duquel une voix sortie du vaisseau se fit entendre. C’était la poutre merveilleuse tirée par Minerve d’un chêne de la forêt de Dodone qui pressait elle-même le départ. Frappés de, ce prodige, les héros entrèrent promptement dans le vaisseau, s’assirent sur les bancs, chacun à la place que le sort lui avait marquée, et déposèrent auprès d’eux leurs armes. Ancée et le puissant Hercule remplissaient le banc du milieu. Hercule avait près de lui sa massue, et sous ses pieds le vaisseau s’était enfoncé plus avant dans les flots. Déjà on retire les câbles et on fait sur la mer des libations de vin. Jason détourne du rivage de sa patrie ses yeux baignés de larmes. Tels que des jeunes gens qui, dansant au son du luth autour de l’autel d’Apollon, soit à Delphes, soit à Délos, ou sur les bords de l’Isménus, attentifs aux accords de l’instrument sacré, frappent en cadence la terre d’un pied léger : tels les compagnons de Jason, au son de la lyre d’Orphée, frappent tous ensemble les flots de leurs longs avirons. La mer est agitée, l’onde écume et frémit sous leurs puissants efforts, les

  1. Otus et Éphialte, appelés aussi les Aloïdes, étaient d'une taille gigantesque, et voulaient escalader le ciel. Homère, Odyssée, liv. XI, vers 301.
  2. :Namque canebat, uti magnum per inane coacta
    Semina terrarumque, animaeque, marisve, fuissent,
    Et liquidi simul ignis, etc.
    Virg., Ecl., VI, 81.