Page:Falconnet - Petits poèmes grecs, Desrez, 1838.djvu/37

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il est plus difficile d’avoir une opinion bien prononcée sur les Hymnes que sur les Pierres ou le Peri Lithon, parce qu’il y a eu nécessairement des altérations primitives à mesure que ces poëmes sacrés passaient par la bouche des initiés ; parce qu’ils perdaient leur originalité, soit par leur brièveté, qui les rendait populaires, soit par les amendemens des disciples du sage qui cherchaient à les rectifier. Leur faiblesse, quand on les met en parallèle avec les hymnes qu’on attribue à Homère, ne serait point alors un titre pour consacrer leur authenticité : tout m’invite à croire que cette production, telle qu’elle nous est restée, porte peu, en général, le cachet des âges antérieurs à la guerre de Troie. Sur les trente-six dont Gesner nous a donné le recueil, je ne serais tenté d’en excepter que trois ou quatre, qui respirent à mon gré cette précieuse simplicité antique[1] ; encore les convenances grammaticales du style pouvant contrarier mon sentiment intérieur, je me garderai bien de les indiquer.

Le poëme des Argonautes est celui des livres attribués à Orphée que j’ai étudié avec le plus de soin et sur lequel mes doutes raisonnés peuvent avoir le plus de poids.

Il me paraît démontré, du moins suivant mes faibles lumières, que ce Périple d’une haute importance est un assemblage, quelquefois régulier et plus souvent informe, de deux ouvrages écrits, à un intervalle incalculable, par deux Orphées, dont l’un a chanté une navigation mémorable autour du monde nouveau de l’Europe, et l’autre a célébré le petit exploit de pirate de Jason sur une côte inhospitalière du Pont-Euxin.

D’après cette explication, qu’un coup d’œil philosophique sur les deux géographies des temps primitifs et du moyen âge semble devoir impérieusement réclamer, toutes les contradictions apparentes du Périple disparaissent. Par exemple, on insinue que l’ouvrage est apocryphe de ce qu’il y est fait mention des feux lancés du cratère du mont Etna, tandis que, d’après les monumens écrits, la première éruption connue est d’un âge infiniment postérieur à la guerre de Troie. La réponse à cette objection se trouve dans l’histoire physique du globe : plus on se rapproche des premiers âges, plus il est évident que l’incendie des pyrites, occasionné par la filtration des eaux de la mer, qui pesaient sur les flancs des montagnes, a dû rendre fréquens les grands phénomènes du volcanisme. D’autres critiques ont infirmé l’autorité du poëme des Argonautes parce qu’il y est fait mention des Thyrréniens, dont le nom n’était pas connu au temps de l’Orphée de Thrace. Tous ces nuages s’anéantissent quand on veut reculer l’époque de la publication du Périple jusqu’au siècle de Pisistrate.

Voici donc ma pensée toute entière sur cet ouvrage.

Il y a eu un Orphée primitif, qui a écrit, à une époque inaccessible à la chronologie, l’histoire d’une navigation mémorable attribuée à d’antiques Argonautes. Cet Orphée n’existe que par son nom dans les monumens de l’histoire ; mais son livre était connu, soit par une tradition écrite, soit par une simple tradition orale, dans la Grèce et dans l’Asie Mineure, très-longtemps avant la guerre de Troie.

Le second Orphée est venu ; il se trouvait dans le vaisseau de Jason lorsque celui-ci exécuta péniblement et à grands frais la petite expédition de la Colchide ; il la chanta, et, comme il avait du génie, son poëme agrandit les héros de la Toison-d’Or et leur donna une sorte d’immortalité.

Cet Orphée fit secte : ses disciples, pour ajouter à l’enthousiasme que son nom inspirait, lièrent sa vie à celle de l’Orphée primordial, réunirent, mais sans beaucoup d’art, les deux Périples, et telle est l’origine de l’espèce d’odyssée qui nous reste sur les Argonautes.

Cette odyssée n’est donc probablement d’aucun des deux Orphées[2] ; mais elle a été faite avec fidélité sur leurs mémoires, et cette fidélité est d’autant plus grande qu’on n’a point songé à voiler les contradictions qui naissent du rapprochement des deux Périples.

Les anciens attestent que le poëme des Argonautes a été rédigé par Onomacrite, qu’une chronologie peu suspecte fait contemporain de Pisistrate[3].

Pour ne rien laisser à désirer dans ce mémoire, il n’est point indifférent de le terminer par des considérations rapides sur la doctrine du second Orphée, telle qu’elle résulte des fragmens qui nous en restent, des témoignages qui lui ont été rendus par des écrivains de poids, et de l’idolâtrie de ses disciples, qui a semblé un moment justifier son apothéose.

Orphée ne croyait pas le monde éternel : cette éternité de la matière modifiée ne remonte guère au delà d’Ocellus Lucanus, et elle n’a acquis une sorte de consistance que depuis qu’une philosophie audacieuse plaça l’Être des êtres dans les intermondes d’Epicure.

C’est dans le Kraterès d’Orphée qu’on rencontre les premiers élémens de son système sur l’origine des choses, mais ces élémens sont enveloppés des nuages de l’allégorie : on voit que l’auteur a une doctrine

  1. Ces hymnes de choix ont encore une autre garantie : c’est de se trouver dans deux des plus beaux manuscrits du poème des Argonautes : dans celui de la bibliothèque des Médicis, Bandini, t. II, et dans le Cabinet royal de Madrid, teste Yriarto, p. 86.
  2. Déjà, du temps de Pausanias, on doutait de l’authenticité des livres publiés sous le nom de l’Orphée de Thrace, et ce doute tombait particulièrement sur la Théogonie et sur le Teletai, ou le livre des Mystères.(Voyez, lib. 1, cap 14 et 37.)
  3. Tatian. Orat. ad Græc., cap 62, et Clem Alexandr. Stromat. lib. 1.
    Le poëme d’Onomacrite a aussi pour garans Scepsius et Mimnerme, deux écrivains de poids, cités par Strabon. Geograph., lib. 1, cap. 46.