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d’un petit nombre de phares qui en éclairent la route.

On ne quitte le monde de la féerie pour se retrouver dans le monde de la raison, qu’en admettant qu’il y a eu, à deux époques infiniment éloignées l’une de l’autre, deux expéditions d’Argonautes ; l’une, exécutée par des héros des âges primitifs, et l’autre par le ravisseur efféminé des Médée et des Hypsipyle.

Tout contribue à confirmer cette opinion qu’une connaissance approfondie de la théorie du globe empêche de mettre au rang des simples hypothèses : les merveilles de récits épiques qui contrastent avec la simplicité de la narration de Diodore, l’abus que les Grecs, les plus grands plagiaires des peuples civilisés, ont fait des noms des héros des deux expéditions, en les confondant à dessein dans leurs travaux ainsi que dans leur célébrité, et surtout la différence frappante des deux géographies, qui suppose que le monde diversement dessiné présentait un aspect contraire dans la double invasion de ce qu’on nomme la Colchide.

Ce mémoire n’étant destiné qu’à donner les résultats de ce que je crois avoir approfondi dans un autre ouvrage, je me hâte de désigner les deux expéditions des Argonautes, en appelant l’une le Périple de Jason et l’autre le Périple des âges primitifs.

Hercule, qui se trouve le héros de l’un et l’autre voyage, ne l’est que par un vain rapport de nom. On sait qu’il y a eu deux Hercules que Diodore fait vivre à un nombre infini de siècles l’un de l’autre, et qu’on honorait également dans le fameux temple de Gadès : le dernier est le fils d’Alcmène, qui aida Jason à enlever Médée ; l’autre est le Mélescarth de Sanchoniaton, qui unit les deux mers au détroit de Gibraltar.

Il en est d’Orphée comme d’Hercule. Les anciens, qui ont partagé ce héros de la Thrace, ne pouvant expliquer autrement toutes les merveilles de sa vie romanesque, ont rendu hommage, peut-être sans le savoir, à la tradition des deux Périples.

Il est inutile de rappeler ici toutes les preuves de détail qui s’offrent en foule lorqu’on distingue le voyage de l’Hercule de l’Orient de la petite expédition du bâtard d’Alcmène. Je n’en indiquerai qu’une ici : c’est celle de l’odyssée attribuée au sage de la Thrace, où le culte d’un Dieu rémunérateur et vengeur se trouve présenté avec des circonstances parfaitement inconnues aux Grecs vers les temps de la guerre de Troie.

Les Argonautes, fait-on dire à Orphée, voyagèrent dans des champs élysiens, séjour du juste, ensuite dans une espèce de Tartare, nommé Cimmérie, qui sert de prison aux pervers. « Cette Cimmérie, et ici je copie le Périple, est inaccessible au feu du soleil…. Notre route nous conduisit vers un de ces promontoires dont les plages glacées sont arrosées par le fleuve de l’Achéron : non loin est le peuple des songes, ainsi que les portes de l’enfer ; c’est là qu’Ancée harangua les Argonautes et leur fit espérer la fin de leurs travaux. »

La position de ce Tartare cimmérien, non loin du cercle polaire, est un peu plus heureuse que celle que le chantre harmonieux d’Énée donne à son lac Averne, qu’on voit encore auprès des ruines du temple d’Apollon[1]. Il est certain que cette partie de l’Italie n’offrait pas un ciel moins riant du temps de Virgile que du nôtre : des pervers condamnés à y passer leur vie seraient tentés d’y voir la récompense de leur perversité.

Une des plus fortes preuves qu’il y a eu deux expéditions d’Argonautes, exécutées, à un intervalle immense, par deux Hercules et chantées par deux Orphées, est celle qui se tire de la géographie contradictoire qu’ont adoptée les hommes qui ont fait des Périples d’après les Mémoires orphéens qu’ils n’entendaient pas, et en particulier Apollonius de Rhodes et Onomacrite.

Et cette géographie cesse d’être contradictoire dès qu’on admet, d’après un principe devenu, j’ose le dire, classique en histoire naturelle, que, par l’effet de la retraite graduée des mers, le globe de nos Busching, de nos Danville et de nos Du Bocage n’est point dessiné tel qu’il était au temps des Méla, des Strabon et des Ptolémée, et que celui des Méla, des Strabon et des Ptolémée présentait une projection de cartes tout autre que dans les âges primitifs.

De ce principe si simple, mais si fécond en grands résultats, il suit que l’Hercule de l’Orient a pu, en partant de la mer qui baigne le Caucase, exécuter une navigation mémorable autour du globe, tel qu’il était dessiné à cette époque, afin de reconnaître le continent de l’Europe récemment élevé au-dessus de l’Océan ; navigation qui a laissé des traces profondes soit dans les trois odyssées qui nous restent, soit dans la mémoire des hommes.

Le premier Orphée, que je me représente comme un des plus anciens législateurs qui aient civilisé le monde, était de cette expédition. C’est celui-là dont la lyre, ou l’éloquence harmonieuse, attirait les tigres et amollissait les rochers, car rien, dans ce qu’on appelle l’âge d’or, ne s’opère qu’avec la baguette des merveilles ; c’est lui qui chanta en vers, la seule langue de ces siècles reculés, les longs travaux, la constance héroïque et les succès mémorables des premiers Argonautes.

Quant à la petite expédition de pirates, qui ne tendait qu’à descendre sur une plage inhospitalière du Pont-Euxin pour y enlever de l’or et des femmes, les Grecs, qui enviaient toutes les gloires, qui s’emparaient sans scrupule de toutes les antiques célébrités, ne crurent pas que l’Hercule, fils d’Alcmène, et l’Orphée de la Thrace fussent des héros assez grands pour justifier la renommée colossale qu’ils voulaient leur donner. Ils fondirent donc habilement les deux expéditions et réunirent les deux Orphées et

  1. Ce lac Averne se voit gravé dans le beau voyage pittoresque de Naples et de Sicile, de l’abbé Saint-Non.