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miers chrétiens, ou s’ils ont été rajeunis sous la plume de ses admirateurs, tels que Phérécyde, Onomacrite et Pythagore.

Le poëme sur les Pierres, ou le Peri Lithon, semble avoir une sorte d’authenticité, à cause de son introduction écrite en prose par Démétrius Moschus, dont Stobée fait trois fois l’éloge dans le cours de quelques pages. Il y est dit qu’Orphée vint au-devant de Théodamas, fils de Priam, roi de Troie, pour assister à un sacrifice offert au soleil ; pendant la route, le prince et le sage s’entretinrent du prix d’un certain nombre de pierres précieuses, de leurs vertus médicinales, de leurs usages dans les mystères : telle est l’origine de cette production, dont le mérite, très-indépendant du style, ne peut être senti que par les personnes qui attachent un grand prix à tout ce qui traite de l’histoire naturelle.

Après le préambule de Moschus, il y en a deux autres en vers qu’on annonce comme d’Orphée. Ces trois introductions à un opuscule qui n’a pas vingt-cinq pages paraissent hors de toute proportion à un goût épuré ; mais il faut observer que l’ouvrage ne nous est pas parvenu complet : sur quatre-vingts pierres dont il devait traiter, la belle édition de Gesner n’en rassemble que vingt. Si nous avions le corps du livre entier, nous pourrions juger si son organisation comporte trois têtes.

Le cristal, le jaspe, l’opale, le corail et d’autres productions minérales ou animales passent en revue dans ce tableau, dont le caprice seul semble avoir réglé les rangs : d’ailleurs les chapitres n’y ont aucune proportion pour l’étendue. L’ophite est délayé en cent trente vers, et il n'y en a que deux consacrés à la topaze. Cet ouvrage se ressent du berceau de l’art.

Les hymnes portent bien plus l’empreinte du talent d’Orphée que le poëme du Peri Lithon ; on peut en juger par les fragmens cités de ceux qu’on lisait de temps immémorial dans la célébration des mystères : malheureusement dans ces poëmes, que l’érudition des Henri Estienne et des Gesner a restaurés, il est difficile de distinguer l’or d’Orphée de l’alliage que ses disciples y ont introduit. Le législateur de la Thrace dédia son recueil primitif à Musée, son fils : ce que nous en avons est composé de quatre-vingt-six chapitres versifiés, qui n’ont entre eux aucun rapport d’ordonnance, dont le plus petit a six vers et le plus considérable vingt-sept. Le but de ces trente-six poëmes est le même : il s’agit toujours de recommander les mystères aux sages, et le culte religieux populaire à la multitude ; d’indiquer les expiations comme le remède souverain des maladies de l’âme et de parler dignement de Dieu et de la nature.

La célébrité de ces hymnes a amené une grande dissension parmi les critiques qui ont voulu les apprécier : le docte Heinsius[1] leur donne le titre de Liturgie de Satan, et le jésuite Kircher, qui a tant écrit de paradoxes sur la nature parce qu’il ne la voyait que de son cabinet, a prétendu que ces poëmes renfermaient la théologie la plus sublime[2]. En mettant à part la faiblesse de cette production du côté du style, il me semble que la raison doit plus s’accommoder de l’éloge outré de Kircher que de l’injure théologique de Heinsius.

Le vrai titre d’Orphée à la palme du génie a dû être, dans les âges primitifs, et doit être encore de nos jours le poëme sur le voyage des Argonautes.

Mais ici se présente une grande difficulté que j’ai fait entrevoir vers le commencement de ce mémoire ; et comme seul des historiens de ce sage je l’ai aperçue, je dois être le premier à tenter de la résoudre.

Le voyage des Argonautes, tel qu’on nous l’a transmis, n’est pas, sous tous ses points de vue, une petite expédition de flibustiers, destinée à enlever une toison d’or et une femme sur une plage inhospitalière du Pont-Euxin. Cette frivole conquête ne méritait pas d’être transmise dans l’histoire de la Grèce antique, dans ses poëmes et sur ses monumens : elle n’était pas digne que des prédécesseurs, je ne dis pas des rivaux d’Homère, employassent la trompette de l’épopée pour en éterniser la mémoire.

Il est certain qu’outre le poëme de ce genre qu’on attribue à Orphée nous en possédons un second d’Apollonius de Rhodes, qui succéda au célèbre Eratosthène dans la garde de la bibliothèque des Ptolémées, et un troisième de Valérius Flaccus, contemporain de Domitien, qui eut la bassesse de lui en offrir la dédicace. Il est certain aussi qu’Epiménide composa six mille cinq cents vers sur ce voyage du navire Argo ; ce même Epiménide qui dormit, dit-on, cinquante sept ans dans une caverne, et qui, s’étant couché ignorant, se réveilla philosophe.

Or il n’est pas dans la vraisemblance que quatre poëtes de divers âges et de diverses nations se soient donné le mot pour changer en Odyssée la petite expédition d’une chaloupe pontée qui longe des côtes pour aller à la conquête d'une frivole toison. En vain le mauvais goût a régné en France depuis les rois de la première race jusqu’à François Ier ; on ne s’est pas avisé de faire cinq poëmes épiques sur les voyages de Mêrovée ou sur les expéditions de Childebrand.

Tout le monde, ainsi que j’ai déjà eu occasion ailleurs de le faire pressentir, connaît la petite invasion de la Colchide, dont le sage Diodore nous a tracé le tableau. Il s'agissait de la futile conquête de la dépouille dorée d’un bélier qui servait de palladium à la petite monarchie du père de Médée : mais quand on veut concilier ce récit simple et dénué de merveilleux avec les poëmes de Valérius, d’Apollonius de Rhodes, et surtout d’Orphée, on est arrêté à chaque pas ; on croit voyager dans deux mondes différens, qui n’ont de rapport entre eux que par la ressemblance

  1. In Aristarcho.
  2. In Ædipo, t. II.