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Outre ces écrits universellement estimés, on trouve dans des textes épars de la saine antiquité, la nomenclature de trente-cinq ouvrages, sur lesquels le savant Eschenbach a tenté, dans son Epigène, de rassembler quelques faibles traits de lumières.

Le Koribanticon, dont Suidas fait honneur à Orphée, traitait de l’origine des choses telle qu’on la présentait dans les mystères de la Samothrace, célébrés par les prêtres de Jupiter.

Le Peplos kai diktion déchirait le voile populaire sur le débrouillement du chaos et sur la guerre des Titans pour détrôner le père des dieux. Ce livre où il y avait beaucoup de philosophie occulte pouvait, dit-on, avoir été écrit, d’après la théorie du législateur de la Thrace, par un de ses disciples les plus célèbres, par Zopyre d’Héraclée.

Le Krateres traitait de l’âme du monde, sujet bien vague, bien systématique, bien fait pour faire fermenter des têtes pensantes, telle que celle de Timée de Locres, qui, dans des temps postérieurs, lui prêta l’appui de son ingénieuse métaphysique. C’est dans ce Krateres qu’on trouve l’idée première de l’œuf générateur, dont l’analyse occupera peut-être quelques lignes dans-ce mémoire. Hésiode s’est emparé de cet œuf, principe de tout, dans sa Théogonie, et Aristote dans la lettre qu’une opinion peu probable lui a fait écrire à Alexandre. L’écrit d’Orphée, germe de tous ces commentaires poétiques et philosophiques, est cité avec éloge par Proclus, par Eusèbe et par Clément d’Alexandrie[1] ; mais le temps destructeur n’a pas plus respecté sa réputation que l’obscurité des productions contemporaines.

La Théogonie semble le supplément du Krateres ; c’est là qu’on trouvait la réunion, en un seul corps de doctrine, de la mythologie grecque et orientale, l’origine des symboles des anciens, l’explication de leurs allégories. Les poëtes avaient gâté par leurs tableaux le culte simple et pur de l’ordonnateur des mondes ; il est beau de voir un poëte législateur y ramener les initiés des mystères et les poëtes ; c’est-à-dire les hommes qui avaient alors, par leurs lumières, le plus d’influence sur la multitude.

C’est dans cette Théogonie que, suivant le scoliaste d’Apollonius[2], on voit Saturne ou le Temps, père de l’Amour ; généalogie plus conforme à la marche de la nature, quoique moins brillante, que celle de l’auteur des Métamorphoses.

C’est aussi dans le même ouvrage qu’Orphée faisait l’énumération de trois cent soixante dieux destinés à servir de providence à chacun des jours de l’année ; alors on ne connaissait pas les Epagomènes. Saint-Justin, dans son livre de la Monarchie céleste, avoue que ce n’étaient que des dieux du second ordre ; car le polythéisme d’0rphée n’a jamais existé que dans la bouche des Bacchantes qui l’assassinèrent, ou sous la plume des écrivains jaloux qui le calomnièrent.

L’Hieroi-Logoi semble aussi mériter une grande attention, parce qu’on nous en a conservé des vers que, suivant Aristobule cité par Eusèbe, l’hiérophante lisait dans la célébration des mystères[3]. Pythagore les croyait vraiment d’Orphée[4]. Le martyr Saint-Justin en rapporte un fragment[5] qui commence à la manière d’une ode d’Horace : Je vais dévoiler de grandes choses ; profanes, retirez-vous. Le vers le plus remarquable de ce morceau est celui qui rend un hommage solennel au théisme du sage : Il n’y a qu’un Dieu, né de lui-même, et d’où tous les êtres ont tiré leur origine[6].

J’ai dit qu’Orphée semblait avoir parcouru, comme Bacon, presque toute l’échelle des connaissances humaines : on peut en juger par son Traité de Physique, où Timée de Locres puisa ses idées sur la nature ; par son Onosmatique, composée originairement de douze cents vers, où étaient les élémens d’une grammaire générale ; par son Peri botanon, ou Traité des Plantes, dont Pline l’ancien a fait un grand éloge[7], et par son Amnokorie et ses Ephémérides, qui renfermaient des règles et des institutions sur l’économie rurale et sur l’agriculture[8].

Je ne parle ici ni du Jodecateridos ni du Kresmoi, qui traitent de l’art de prédire et des règles sur les sortilèges, parce que ces ouvrages, surtout le dernier, sont postérieurs à Orphée, suivant Suidas, et que ce sont les disciples de ce sage qui ont mis ces écrits sous son nom, pour leur donner une célébrité qu’ils ne pouvaient tenir, ni de la frivolité du sujet ni du talent des sophistes qui les avaient fabriqués[9].

Tous les ouvrages que je viens dé citer n’existent plus pour nous depuis au moins quinze cents ans, et c’est une perte irréparable pour l’historien des hommes, qui, en partant de cette époque de trente siècles, voudrait juger par lui-même des pas de géant que nous avons faits vers la perfectibilité pendant les âges de lumière, et des pas rétrogrades qui nous ont entraînés vers la barbarie, dans les orages des révolutions.

Il me reste maintenant à porter un moment l’analyse sur les trois ouvrages que nous avons sous le nom d’Orphée. Il faut s’en faire une idée saine avant de tenter de résoudre le problème (qui semble, au premier aspect, insoluble), s’ils portent le cachet de ce sage, si nous les devons à une fraude pieuse des pre-

  1. Procl. lib. 1 ; Euseb. ’Præpar. evangel., lib. 3, et Clém. Alexandr. Stromat., lib. 5.
  2. Lib. 3.
  3. Præparat. evangelic., lib. 13.
  4. Clément. Alexandr. Stromat., loc. citat.
  5. Cohortat. ad gentes.
  6. Unus est, ex se ipso geuitus ; ab uno omnia nata sunt.
  7. Histor. natur. lib. 25, cap. 2.
  8. Les onze premiers vers des Éphémérides sont cités par Scaliger dans le Traité De emendatione temporum.
  9. On a fondé des conjectures sur le goût d’Orphée pour l’astrologie, par deux textes, l’un de Lucien, de Astrolog. et l’autre du commentateur Servius, in Æneid., lib. 6.