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qu’ils en inspirent moins aux autres, Orphée commença par s’instruire par lui-même des progrès de la civilisation chez les peuples étrangers qui passaient à cet égard pour l’avoir portée le plus loin. L’Égyptien, qui se croyait né du sol qu’il habitait, l’appela le premier dans son sein[1]. Il vit, en abordant au Delta, un peuple triplement abâtardi par l’inertie de son ciel, par le despotisme de ses rois et par l’abjection de ses dieux : cependant il sentit que, pour juger une monarchie entière, il ne fallait pas s’arrêter à une pareille écorce. Il était fils de roi, et à ce titre aucune porte ne lui était fermée. Il obtint des Pharaons la permission de visiter l’intérieur des pyramides ; et là, il s’instruisit en silence des élémens des connaissances humaines qu’Hermès y avait gravés dans la langue mystérieuse des hiéroglyphes.

Chez les peuples neufs, dont les premiers rois sont toujours dans le ciel, il n’y a guère d’hommes éclairés que parmi les prêtres : Orphée se présenta chez ceux de la Haute-Égypte, en fut accueilli, et obtint d’eux la clé de leur double doctrine : ceux-ci, enchantés de son affabilité et de ses grâces, lui firent un honneur qui devait moins parler à sa sensibilité que flatter leur amour-propre : ils l’adoptèrent.

Les prêtres égyptiens, pour établir une ligne de démarcation entre l’homme instruit et celui qui ne l’était pas, et les gouverner tous deux, avaient créé, en l’honneur d’Isis, une espèce d’ordre religieux où l’on célébrait des mystères. Orphée s’y fit initier et transporta l’institution en Grèce[2], en la combinant avec celle des mystères de Bacchus, émanés de la même source, et déjà dégradés par l’introduction des femmes qu’on avait eu la maladresse d’en rendre dépositaires.

On connaît la partie élémentaire des constitutions de ces trois ordres religieux, dévoués à Isis, à Bacchus et à Cérès.

Peut-être Orphée, né avec plus de génie que les hiérophantes d’Héliopolis qui l’instruisaient, eût-il tort d’apporter dans la Thrace et au Péloponèse des mystères dont il était si facile d’abuser[3] : la religion primordiale ne semble pas avoir besoin d’être entourée de voiles ; il faut, comme j’ai dit dans un autre ouvrage, quand il s’agit du contrat tacite qui lie le ciel et la terre, ne point avoir de double doctrine, et que la langue populaire ne soit que la traduction littérale de celle des sages, c’est-à-dire l’expression d’un respect raisonné et de la plus pure reconnaissance.

Cependant il faut être juste : l’époque Orphée parut semble justifier sa mémoire ; la Grèce, alors à peine civilisée, avait besoin de la massue de ses Hercules pour la délivrer des espèces de sauvages robustes qui tyrannisaient ses villes naissantes et des bêtes féroces qui dévastaient ses campagnes. La Thrace, où était le trône mobile de son père Æagre, avait encore dans son sein des antropophages. Ce n’est pas avec un froid système de lois, c’est avec de grands spectacles qu’on maîtrise de pareils rassemblemens d’hommes : il semble nécessaire d’avoir une doctrine populaire pour le peuple et une doctrine philosophique pour ce qui ne l’est pas ; de diviniser la nature entière pour la multitude, et de concentrer le culte du sage à l’autel de l’ordonnateur des mondes. Ensuite la civilisation fait des progrès, la raison s’épure, les lumières se réunissent à un seul foyer ; alors la double doctrine disparaît, le peuple cesse de l’être, et comme il n’y a qu’un père de la nature, il n’y a pour ses nombreux enfans qu’un mode religieux de reconnaître ses bienfaits.

Ajoutons que ces mystères mêmes avec lesquels on tente de dégrader la mémoire d’Orphée, pouvaient, dans un âge de barbarie, être regardés comme un monument de raison ; il suffit de les mettre en parallèle avec ceux de Bacchus, qui étaient alors parmi les Grecs dans la plus haute faveur, pour se convaincre combien l’époux d’Eurydice avait de supériorité sur l’amant léger et perfide d’Ariane et d’Érigone.

Bacchus, qui avait volé à l’Egypte ses mystères, et qui les dénaturait pour en paraître l’inventeur, prenait tous les petits moyens de la tyrannie pour empêcher que la raison n’en empoisonnât les cérémonies. Quand, suivant Diodore, que je vais analyser, il rencontrait des incrédules qui se permettaient d’en rire, il les rendait insensés, probablement à l’aide d’un breuvage, ou bien il les faisait déchirer par ses amazones. C’est à l’occasion de ce nouvel attentat du fanatisme, qu’il inventa un nouveau stratagème de guerre ; il fit du thyrse de ses Bacchantes une lance, dont le fer était caché sous des feuilles de lierre : l’ennemi, qui ne se défiait pas d’un pareil artifice, s’approchait d’un sexe dont la force semble toujours dans sa faiblesse, et trouvait la mort. L’histoire dit que Bacchus punit ainsi un Myrhane, roi de l’Inde, un prince grec nommé Penthée, et un Lycurgue, souverain de la partie de la Thrace qui est située sur l’Hellespont[4].

Orphée, le plus pacifique des hommes parce que la morale qu’il prêchait était toute dans son cœur, n’adopta point ce farouche prosélytisme ; il crut que le culte du père de la nature devait se propager par la persuasion et non par les assassinats : tels dans la suite des âges ont été aussi les principes des hommes d’état qui ont laissé une grande renommée, de Confucius, de Marc-Aurèle, du législateur de la Pensylvanie, et de notre immortel Fénélon.

  1. Diod. Sicul. lib. 4.
  2. Le manuscrit de Constantin Lascaris dit dans l’Ile de Samothrace.
  3. L’abréviateur de Trogue Pompée, Justin, parle de la théologie d’Orphée et de ses mystères, au livre XI de son Histoire universelle.
  4. Diod. Sicul. lib. 4.