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phème de l’instituteur d’Alexandre sur Orphée se rencontrait dans un de ses ouvrages que nous avons perdus : ce qu’un homme de sens peut se permettre de ne pas croire, mais qu’il n’aura pas l’audace de réfuter.

Le savant Eschenbach, qui publiait son Epigène il y a environ deux cents ans, alla plus loin que de jeter des soupçons sur la garantie d’Aristote ; il fit pressentir que le texte de Cicéron même pouvait être faux, ou du moins interpolé : Si tamen, dit-il, Cicero non falsus fuit aut lectio genuina est[1]. Mais Eschenbach a commenté Orphée : on peut lui croire un intérêt particulier à défendre son idole, et je ne veux tirer aucun parti de son induction. Je vais supposer que le texte du Traité de la Nature des Dieux n’a subi aucune altération, et combattre ainsi mon éloquent adversaire en lui laissant tous ses avantages.

Qu’est-ce que le fameux Traité de Natura Deorum, si ce n’est une espèce de roman philosophique destiné à mettre en scène l’académicien, le stoïcien et l’épicurien ; à les faire raisonner et déraisonner sur la théologie naturelle ; à les combattre par eux-mêmes et à tenter de substituer le doute méthodique à la croyance universelle sur l’existence de l’ordonnateur des mondes ?

L’abbé d’Olivet ne croyait qu’aux livres saints et à Cicéron : cependant cet enthousiaste de l’orateur de Rome appelle lui-même le de Natura Deorum, qu’il traduisait, le Roman théologique de l’antiquité[2]. Or un roman écrit par le plus beau génie n’est pas un guide bien sûr, quand il s’agit d’établir les vérités sévères de l’histoire.

Ajoutons que la seule idée d’avoir donné une forme dramatique à un ouvrage où l’on se permet d’abattre de son piédestal une des grandes statues de l’antiquité lui ôte une partie de ses titres à la croyance des amis austères de la vérité. Des dialogues, fussent-ils de Platon, n’ont pas en ce genre l’autorité d’un Thucydide, et une comédie de Térence ne fait pas foi comme un paragraphe de Tacite ou de Tite-Live.

Ce qui ajoute encore à mon doute raisonné sur ce fameux texte de Cicéron, c’est que ce n’est pas ce beau génie lui-même qui parle ; c’est un certain pontife Caïus Aurelius Cotta qui, en qualité d’académicien, se joue à chaque instant des hommes et des choses, blasphème les dieux dont il est le ministre, et attaque tour à tour la providence sublime de Zénon et le fantôme divinisé des intermondes d’Epicure.

Voici donc en peu de mots l’analyse du jugement qu’on peut se former du texte trop célèbre de Cicéron, qu’on a cité tant de fois sans le peser, et quelquefois sans y croire.

L’opinion anti-orphéenne est appuyée du suffrage d’un philosophe qui n’en a rien écrit dans ce qui nous reste de ses ouvrages.

Cette opinion est consignée dans un roman théologique où l’on ne parle qu’à une imagination vagabonde, et non à la raison.

Cicéron n’expose point lui-même sa pensée originelle ; mais il se cache derrière la toile, tandis que Cotta, l’ennemi de l’évidence, déraisonne à perte de vue sur les premières causes.

Ce Cotta se contredit lui-même en parlant des dogmes d’Epicure, et tout invite à croire que sa doctrine n’aurait pas été plus homogène s’il avait eu à discuter, à de grands intervalles de temps, le problème sur la personne d’Orphée et sur son existence.

Maintenant, après avoir détruit les assertions téméraires qui tendaient indirectement à faire d’Orphée un être de raison, il faut, par quelques preuves directes, justifier l’antiquité, qui semble avoir fait son apothéose.

Il y a peu d’écrivains, dans la Grèce des premiers âges, qui n’aient rendu un hommage solennel au théisme d’Orphée, à ses principes tutélaires et au génie qui respire dans ses ouvrages.

Orphée était poëte : nous n’avons de lui, ou des disciples qui l’ont fait parler, que des vers : ainsi c’est par les poëtes qu’il me convient de commencer la liste des écrivains qui ont rempli l’Europe, l’Asie et l’Afrique de sa renommée.

Pindare semble à la tête de l’école orphéenne : il le fait fils d’Apollon et de la muse Calliope, et le place dans la liste des héros qui entreprirent l’expédition si connue sous le nom de Voyage des Argonautes[3]. La filiation que lui donne le poëte lyrique n’est qu’un titre honorifique qui ne porte aucune atteinte à l’opinion générale, qui le dit issu d’un roi de Thrace. Un hommage rendu au génie poétique n’est point un titre faux dans une généalogie.

Aristophane, dans sa comédie des Grenouilles, fait dire au tragique Eschyle qu’Orphée apprit à l’homme à s’abstenir de meurtres et qu’il lui donna les chaînes tutélaires de la religion[4]. Tel est le germe sans doute des beaux vers d’Horace si connus :

Sylvestres homines, sacer interpresque Deorum,
Cœdibus et fœdo victu deterruit Orpheus,
Dictus, ob hoc, lenire tigres rabidosque leones.[5]

Euripide, quoique joué lui-même sur le théâtre d’Athènes par le cynique Aristophane, se réunit avec lui pour appuyer de son suffrage l’existence du chantre de la Thrace et sa juste célébrité. Il fait dire à un chœur de son Alceste, que, d’après les vers d’Orphée qu’il appelle en témoignage, il n’y a aucun remède contre la nécessité.

L’Hyppolite du même dramatique offre encore, à cet égard, un plus grand trait de lumière. Le poëte fait dire à Thésée, au milieu de ses imprécations contre

  1. Epigenes, de poesi orphica, in præmio.
  2. Préface du Traité de la Nature des Dieux, p. 10.
  3. Pythic. I.
  4. Aristoph. Ranæ, vers. 1064.
  5. Horat. Art. Poetic.