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l’antiquité et du moyen âge, une faible notice de Fabricius, six pages des mémoires d’une Académie, l’Épigène d’Eschenbach et l’Orpheos Apanta de Gesner, voilà, en dernière analyse, tous les matériaux vraiment élémentaires sur Orphée ; voilà, si j’ose le dire, l’unique foyer où vont aboutir tant de rayons de gloire, disséminés dans trente siècles et parmi cent nations diverses de l’Asie et de l’Europe, sur l’instituteur d’une des religions sociales dont la raison humaine s’honore davantage.

II.

Avant de me faire l’historien d’Orphée, je me vois condamné, sous peine de renouveler l’anecdote de la dent d’or de Fontenelle, à rechercher si mon héros a existé. Ce doute paraîtra très-étrange lorsque tant de siècles amoncelés sur sa tombe se sont réunis pour la couvrir de quelques rayons de gloire ; mais il semble accrédité par deux écrivains du plus grand nom parmi les anciens, et ce serait manquer aux premières lois de la critique que de dédaigner l’examen d’un pareil paradoxe.

C’est Aristote et Cicéron que les savans soupçonnent d’avoir tenté d’avoir raison contre l’antiquité entière : voici le texte du dernier tiré du Traité de Natura deorum. Si ce texte n’est pas exact, il entraîne dans sa chute le suffrage de l’instituteur d’Alexandre. « Aristote affirme qu’Orphée n’a jamais existé, et les vers qu’on a publiés sous son nom sont, à ce qu’on prétend, d’un nommé Cercops, disciple de Pythagore : Orpheum poetam docet Aristoteles nunquam fuisse, et hoc orphicum carmen Pythagorei ferunt cujusdam fuisse Cercopis[1]. » Ces trois lignes ont suffi pour préparer une espèce de guerre littéraire de deux cents ans qui dure encore et qui ne finira pas de longtemps.

Vossius, un des ennemis les plus déterminés d’Orphée, comme un des plus dangereux par l’universalité de ses connaissances, partit de ces trois lignes de Cicéron pour rayer du livre de vie, non-seulement ce poëte célèbre, mais encore Musée et Linus. Son paradoxe se lit dans son Traité de Artis poeticæ natura. « Il y a, dit-il, un triumvirat de poëtes grecs, composé d’Orphée, de Musée et de Linus, qui n’a jamais existé. Les noms mêmes qu’on donne à ces personnages imaginaires ne désignent que des expressions grammaticales tirées de la langue antique des Phéniciens, dont Cadmus fit usage, et de temps en temps la postérité de ce fondateur de Thèbes : Triumviros istos poeseos, Orphea, Museum, Linum non fuisse, sed nomina ab antiqua Phenicum lingua, qua usi Cadmus et aliquandiù posteri[2]. »

Linus et Musée ont appelé avec succès de la sentence de Vossius, qui seul les reléguait parmi les ombres. Quant à Orphée, dont l’ennemi semblait se cacher derrière les noms vénérables de Cicéron et d’Aristote, il a eu un peu plus de peine à se relever d’un pareil anathème.

Le trait de Vossius était d’autant plus dangereux à une époque où les livres des savans semblaient des polyglottes, qu’il fit venir les langues orientales à l’appui de son système. Il prétendit que le nom fantastique du législateur de la Thrace dérivait évidemment de l’arabe Arifa, qui signifie scire, d’où est venu en droite ligne Arif et par corruption Orphée, qui au fond ne signifie que le savant par excellence.

Il eût été dans la logique naturelle de répondre à Vossius que, puisqu’il existait un Arif qui représentait le savant par excellence, il était tout simple de l’appliquer à Orphée dont la science profonde semblait avoir passé en proverbe chez les anciens ; mais alors on ne répondait pas à un savant qui, comme Vossius, Bochart ou Rudbeck, accablait ses adversaires sous le poids des citations grammaticales. Dans les âges d’érudition qui précèdent les siècles de goût, il est rare que des textes arabes ou chaldéens ne l’emportent sur le meilleur syllogisme.

Huet, le savant évêque d’Avranches, partit du paradoxe primitif de Vossius, pour en imaginer un autre dans une branche collatérale. Il prit à son prédécesseur l’idée qu’Orphée était un héros imaginaire ; mais il prétendit que le portrait de l’Arif des Arabes avait été calqué sur celui de Moïse[3] : d’où il s’en suivait, que le poëme des Pierres, les hymnes sur les Aromates et le voyage des Argonautes pouvaient avoir pour type le sublime ouvrage du Pentateuque.

Il me semble que, pour battre en ruine Huet, qui s’appuie sur Vossius, lequel, de son côté, a pour garans Cicéron et Aristote, il suffirait peut-être de faire pressentir que le fameux texte cité du livre philosophique de la Nature des Dieux n’a qu’une bien faible autorité, surtout quand il s’agit d’une opinion des premiers âges, qui semble avoir envahi la monarchie universelle.

Cicéron, comme nous l’avons vu, cite pour son garant Aristote : Orpheum docet Aristoteles nunquam fuisse. Or, d’après l’affirmation de l’orateur de Rome, on n’a pas manqué de compulser l’Aristote tout grec de l’édition princeps, l’Aristote arabe d’Averroës et l’Aristote grec et latin de notre imprimerie royale, pour s’assurer de l’existence du passage hétérodoxe. Toutes les recherches les plus minutieuses ont été inutiles ; et les commentateurs, pour qui tout est sacré dans les œuvres de l’écrivain sur lequel ils travaillent, en ont conclu que Cicéron n’avait point cité Aristote à faux, mais que probablement le blas-

  1. Lib. I, cap.38.
  2. De Artis poeticæ natura, cap. 18.
  3. Demonstrat. evangelic. Propos. 4, cap. 8.