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pie ; il voit la carrière et les combats ; les applaudissemens de la multitude retentissent à ses oreilles… Non loin du cirque s’élève la tombe de Pélops, entourée de souvenirs religieux et nationaux. Ce n’est pas Hiéron que va d’abord chanter Pindare : ce sont les combats de Pise, c’est l’histoire merveilleuse de Pélops. Mais l’éloge du prince se présentera naturellement à la fin de cet hymne, et lorsqu’au milieu de son poëme Pindare fera entendre des conseils sévères sur le devoir de se modérer dans la prospérité, on sent que tous les regards se tourneront involontairement vers le fortuné monarque. Joignez à cela le charme de la musique, l’éclat des images, l’ivresse du plaisir, les idées de triomphe, de patrie et de gloire, vous concevrez comment les écarts pindariques, moins nombreux pour les auditeurs du poëte que pour nous, ont pu trouver des admirateurs dans l’antiquité.

Mais nous irons encore plus loin, et nous ne craindrons pas d’avancer, avec un de nos meilleurs critiques, que pour juger Pindare avec connaissance de cause il faut être instruit de l’histoire particulière de certaines villes et de certaines familles. Ce n’est qu’ainsi qu’il est possible de se convaincre que les écarts tant reprochés au poëte de Thèbes ne sont pas aussi réels qu’on le croit, et que c’est plutôt avouer son incompétence que de regarder comme un défaut ce que les Grecs ne lui ont pas reproché, que dis-je ! ce qu’ils ont si fort admiré : « Le nom de Pindare, dit-il, n’est pas moins le nom d’un poëte que celui de l’enthousiasme même ; il porte avec lui l’idée de transports, d’écarts, de désordres, de digressions lyriques. Cependant ce poëte sort beaucoup moins de ses sujets qu’on ne le croit communément. La gloire des héros qu’il a célébrés n’était point une gloire propre à chaque vainqueur : elle appartenait de plein droit à sa famille et plus encore à la ville dont il était citoyen. On disait : Telle ville a remporté le prix de la course aux jeux olympiques. Ainsi lorsque Pindare rappelait des traits anciens, soit des aïeux, soit de la patrie du vainqueur, c’était moins un égarement du poëte qu’un effet de son art. Ses digressions, qui le croirait ! sont moins hardies que celles d’Horace. S’il paraît quelquefois quitter son sujet, il ne finit jamais sans y revenir, au lieu que le poëte latin nous laisse souvent où il nous a emportés sans se mettre en peine de nous dire où nous sommes. »

On demeure généralement d’accord de la grandeur, de la sublimité des pensées ; on nie seulement qu’elles soient toujours amenées à propos. Ainsi, en deux mots, désordre dans le plan, voilà toute l’accusation. L’analyse du plan que suit ordinairement le poëte dans ses odes nous paraît la seule voie capable de le justifier, la seule dont ses défenseurs puissent se servir avec avantage. Prenons donc au hasard un exemple ; sa deuxième ode nous le fournira.

Le char de Théron venait de remporter le prix de la course aux jeux olympiques. Ce prince pouvait se glorifier de la plus noble origine qu’il fût possible d’avoir dans l’antiquité païenne : il descendait de Thersandre, fils de Polynice, par conséquent d’Œdipe, de Cadmus, d’Agénor. Dans la suite des temps, ses ancêtres s’étaient établis à Agrigente, ville de Sicile, où ils acquirent par leurs vertus et leurs services une grande autorité. Théron y régnait ; ses qualités personnelles répondaient à l’élévation de sa naissance et de son rang. Magnifique, juste, libéral, fidèle à ses alliés, père de ses peuples, il méritait d’être heureux. Cependant des guerres presque continuelles avec les souverains de Syracuse ou avec des princes voisins, des dissensions domestiques, une sédition excitée par Capys et Hippocrate, deux de ses parens, ne lui permettaient pas de goûter en paix les fruits de la sagesse de son règne. Tel est le sujet que devait traiter Pindare. Dès qu’on est instruit de ces principaux faits de l’histoire de Théron, tout le mystère de l’ode est révélé. Alors paraît à découvert l’adresse merveilleuse du poëte. Il passe en revue les personnages fameux de la maison de son héros et les présente dans un double état d’infortune et de prospérité, pour consoler ce prince de ses disgrâces et lui faire envisager une félicité à venir infiniment supérieure à tous les maux de la vie présente. Cette félicité, Théron en goûte déjà les prémices dans sa victoire aux jeux olympiques : on sait que chez les Grecs un mortel ne pouvait ambitionner un plus grand honneur.

Telle est la marche de Pindare. Nous le soutenons donc, et à juste titre, un esprit droit et impartial ne trouvera dans cet enchaînement d’idées rien d’étranger, rien d’extravagant, rien de contradictoire. Il y reconnaîtra au contraire que tout y est nécessaire ; que les idées y sont rendues avec une abondance si judicieuse d’images, de tours et d’expressions, qu’il ne s’offre pas un vers qu’on puisse retrancher ou qu’on voulût exprimer d’une manière différente.

En voilà sans doute assez pour porter tout helléniste de bonne foi à souscrire au jugement des Grecs, confirmé depuis plus de vingt siècles par toutes les nations qui n’ont point été étrangères aux lettres. Horace, qui est en ce point l’écho fidèle du sentiment de l’antiquité, devrait du moins nous rendre extrêmement circonspects à l’égard du lyrique grec. Il n’en parle qu’avec une admiration religieuse et le regarde comme le poëte le plus sublime, comme un écrivain unique, inimitable :

« Celui qui cherche à égaler Pindare, dit-il, s’appuie sur des ailes de cire pareilles à celles de Dédale et donnera son nom au cristal des mers.

» Comme un torrent qui se précipite de la montagne lorsque, grossi par les orages, il a franchi ses rives accoutumées, le divin Pindare, de sa source profonde, jaillit et s’élance avec majesté.

» Que sur sa tête repose le laurier d’Apollon, soit que dans ses audacieux dithyrambes il déroule des