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Quoique Pindare ait justement mérité l’admiration de toute l’antiquité savante, plusieurs littérateurs modernes cependant n’ont pas craint de lui reprocher un style barbare, des locutions emphatiques, une marche brusque et irrégulière qui échappe à l’analyse. Ils ont été même jusqu’à s’inscrire en faux contre les éloges complaisans d’un peuple léger dont l’enthousiasme, disent-ils, était moins excité par les chants du poëte que par l’ivresse du triomphe et l’entraînement des solennités nationales.

D’abord il est à peu près démontré que ceux qui prononcent aussi légèrement la condamnation de Pindare blasphèment ce qu’ils ignorent. Ils ont eux-mêmes assez de franchise pour avouer qu’ils l’ont à peine lu dans les mauvaises traductions qui le travestissent. S’ils s’étaient livrés à un examen approfondi, ils auraient reconnu qu’il procède avec méthode, autant que le lui permet la sublimité du genre ; que ses écarts sont volontaires ; que son désordre calculé est un véritable effet de l’art ; que dans ses digressions on sent partout cette impétuosité de génie, ces violens transports, cette impulsion pour ainsi dire divine, qui caractérisent le véritable poëte lyrique. Il y a plus : ils ne pourraient s’empêcher d’admirer la hardiesse des images, l’énergie originale des expressions, l’audace des métaphores, l’harmonie des tours nombreux, les formes brillantes dont il revêt les sèches abstractions de la philosophie ; enfin l’art avec lequel il sait, malgré la multiplicité des digressions, ramener toujours son héros sous les yeux du lecteur.

Mais nous le répétons, ce n’est pas à la lecture froide et tranquille du cabinet que l’on peut éprouver quelque chose de l’enthousiasme qui inspirait le poëte thébain, ou recevoir quelque étincelle du feu qui l’animait. D’ailleurs il est assez reconnu qu’il est impossible de juger un poëte sur une version en prose, et que même en le lisant dans sa langue, il faut absolument, pour être juste à son égard, se reporter au temps où il écrivait.

Cette théorie n’est pas contestée, mais la pratique est plus difficile qu’on ne pense. Nous sommes si remplis des idées, des mœurs, des préjugés qui nous entourent, que nous avons une disposition très-prompte à rejeter tout ce qui nous paraît s’en éloigner. J’avoue que la famille d’Hercule et de Thésée, les aventures de Cadmus et la guerre des Géans, les Jeux olympiques et l’Expédition des Argonautes, et tant d’autres fables de ce genre, ne nous touchent pas d’aussi près que les Grecs. Mais il faut en convenir, les fastes de la Grèce devaient intéresser les Grecs ; ces fables étaient en grande partie leur histoire ; elles fondaient leur religion ; les jeux olympiques, isthmiques, néméens, étant des actes religieux, des fêtes solennelles en l’honneur de leurs divinités, le poëte ne pouvait rien faire de plus agréable pour ces peuples que d’unir ensemble les noms des dieux qui avaient institué ces jeux et ceux des athlètes qui venaient d’y triompher. Il consacrait ainsi la louange des vainqueurs en la joignant à celle des immortels, et il s’emparait avidement de ces récits merveilleux si propres à exciter l’enthousiasme lyrique et à déployer les richesses de la poésie.

Aussi n’est-il pas de littérateur versé dans la langue de Pindare et un peu familiarisé avec son genre, qui dès le début ne soit frappé des effets merveilleux que produit cet enthousiasme sur le poëte thébain. Impétueux, bouillant, il tonne, il se précipite. C’est l’aigle rapide qui fend l’air et devance l’aquilon ; la terreur le précède, l’éclair jaillit de ses yeux ; c’est le coursier aux crins flottans, aux naseaux enflammés, qui respire la guerre. Ses pensées sont sublimes, ses expressions pompeuses ; il donne à tout un air de dignité et élève son lecteur à lui-même, pour le transporter dans une sphère toute divine. C’est, en un mot, le premier des poëtes lyriques, et s’il a quelques fautes, elles ne proviennent toutes que d’un excès dans ses qualités, dans son imagination poétique, dans son génie plein de chaleur, dans la force et la hardiesse des expressions, dans la précision de son style grave et sentencieux.

On ne peut nier, en lisant Pindare en grec, qu’il ne soit prodigue de toutes ces beautés, qui semblent naître en foule sous sa plume. Il n’y a point de diction plus audacieusement figurée ; il franchit les idées intermédiaires ; ses strophes sont une suite de tableaux dont il faut quelquefois suppléer la liaison. C’est que les Grecs, beaucoup plus sensibles que nous à la poésie de style, parce que leur langue était élémentairement poétique, demandaient surtout des sons et des images, et que Pindare leur prodiguait l’un et l’autre. Il est impossible en effet de n’être pas frappé de cet assemblage de syllabes toujours sonores, de cette harmonie toujours imitative, de ce rhythme imposant et majestueux qui semble fait pour retentir dans l’Olympe.

Ainsi, disons-le, pour bien juger Pindare, il faut non-seulement le lire dans l’original, mais il faudrait encore être Grec soi-même, participer aux idées, aux croyances, aux passions, aux préjugés des contemporains du poëte pour prendre goût à ses magnifiques digressions, pour partager son enthousiasme et son admiration pour les athlètes du cirque, et être touché de ces fables, de ces traditions religieuses qui enflamment sa muse et élèvent son génie ; il faudrait se transporter un moment au milieu de la société où il a vécu, supposer que l’on se trouve avec lui dans l’opulente Syracuse… Hiéron est vainqueur ; son palais est orné pour célébrer ses triomphes ; toute la cité est dans l’allégresse. Autour de la table du monarque sont assis les premiers poëtes de la Grèce : ils chantent tour à tour Jupiter, dieu d’Olympie. Pindare se lève ; il détache sa lyre dorienne suspendue au mur de la salle du festin… Le silence règne parmi les joyeux convives. Soudain l’esprit du poëte se transporte à Olym-