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cessairement s’effacer lorsqu’il se revêtit des formes humaines de l’épopée homérique. Aussi Hésiode, en cherchant à renouer une chaîne interrompue, ne pouvait-il expliquer le sens occulte des faits divins dont il ramassait les débris épars dans la mémoire des hommes. Nous ne saurions donc obtenir la solution complète de tant de problèmes. Toutefois, d’après l’idée que nous pouvons concevoir de la nature de quelques-uns, nous sentons que dans tous devait dominer une pensée grave, mystique, révélée, contemporaine peut-être des premiers jours de la création.

Un motif qui a induit en erreur les partisans exclusifs du système historique, c’est qu’Hésiode, postérieur au siècle épique, confond par un anachronisme involontaire les traditions des temps héroïques avec les dogmes plus anciens de l’époque purement religieuse. Les croyances de toute date se pressent confusément dans son poëme, quoiqu’il ait tenté de réunir en un corps homogène de doctrines tant d’allégories mythiques, cosmogoniques ou morales. La seule idée dominante qui plane sur toute la Théogonie, c’est l’idée des trois règnes ou plutôt des trois cultes d’Uranus, de Saturne, de Jupiter. Le culte de Jupiter admet surtout des développemens et des changemens considérables : tout ce qui le précède est bizarre, mystérieux, désordonné, parce qu’il y a encore lutte entre les dieux qui représentent les forces aveugles de la nature ; tout ce qui vient après porte le caractère de la régularité, de la sagesse et de la beauté. Lorsque Jupiter, vainqueur des Titans, a obtenu l’empire des dieux et des hommes, ou, en d’autres termes, lorsque le principe de l’intelligence a triomphé de celui du désordre, nous voyons naître non plus des géans et des monstres, mais des êtres doués de proportions naturelles, revêtus de formes élégantes ; alors s’établit une hiérarchie durable dans les honneurs et les emplois de chaque divinité. Le poëte, dans l’énumération de ces trois dynasties célestes et des nombreuses généalogies qui s’y rattachent, entrelace au tissu principal de sa narration beaucoup de fils accessoires. En accumulant tous ces détails, il semble reproduire dans la composition de son œuvre une image de ce polythéisme qui n’était parvenu jusqu’à lui qu’après avoir traversé tant de siècles, de pays et de croyances. Placée dans une de ces époques de transition où la société en travail enfante douloureusement un nouvel ordre de choses, au milieu des monarchies qui s’écroulent de toutes parts et des républiques qui commencent à s’élever, sa muse semble une prophétesse qui embrasse à la fois le passé et l’avenir de la religion grecque.

Hésiode, dans la Théogonie, a passé en revue cette foule de dieux qui composaient le polythéisme. C’est jusqu’au chaos qu’il a fait remonter les innombrables anneaux de la chaîne de cette généalogie céleste, et sa lyre a peuplé la terre et le ciel, les enfers et la mer des divinités créées par l’imagination ou admises par la crédulité d’une nation enthousiaste. Descendu des hauteurs sacrées, il jette, dans les Travaux et les Jours, ses regards sur la famille humaine ; alors il ne raconte plus, il conseille ; le mythologue devient moraliste. En adressant à son frère Persès des maximes de sagesse et de vertu, d’économie domestique et rurale, il cherche à exciter chez tous ses contemporains le goût du travail. En effet, en quittant la vie guerrière pour la vie agricole et civile, les peuples ont dû substituer l’empire du travail, l’amour de la propriété à l’abus de la force, aux rapines de la conquête. Le poëme des Travaux et des Jours nous montre l’introduction des deux élémens nouveaux du travail et de l’ordre. Quoique renfermé dans un cercle moins large que celui de la Théogonie, il gagne en utilité ce qu’il semble perdre en grandeur et en élévation. Mais le poëte n’a dans sa marche rien de fixe ni de gradué : après avoir invoqué les Muses, il s’adresse à Persès ; puis il raconte la fable de Pandore, décrit les cinq âges du monde, cite un apologue, donne des conseils tantôt à son frère, tantôt aux souverains, trace des préceptes pour l’agriculture, pour la navigation et finit par recommander des pratiques superstitieuses soit pour l’exécution des travaux champêtres, soit pour l’observation des jours propices et funestes.

Les Travaux et les Jours présentent donc une nomenclature de préceptes qui aurait pu se prolonger encore davantage ; il est probable que ce poëme ne nous est point parvenu dans sa totalité. La plantation des arbres, par exemple, ne devait-elle point faire partie d’un code poétique d’agriculture ? Heinsius (Introductio in Opera et Dies) observe qu’Hésiode devait avoir compris dans son poëme les préceptes relatifs à ce genre de travail.

Pline se plaint de ce que l’on commençait à ignorer de son temps la plupart des noms d’arbres mentionnés par Hésiode. On voit en outre par un fragment de Manilius (Astronomiques, c. 2,) qu’Hésiode avait dû enseigner l’art de planter les arbres, indiquer la qualité des terrains propres à la culture du blé et de la vigne, et même parler des bois et des fontaines. Ces diverses parties de son ouvrage n’ont point été conservées ; il peut en avoir été de même de beaucoup d’autres.

Tout mutilé qu’il est, ce poëme ne laisse pas d’être aussi utile à étudier que la Théogonie. Indépendamment du luxe de poésie dont il est orné en certains passages, il fournit de précieux matériaux pour reconstruire le siècle d’Hésiode : s’il nous atteste les progrès des sciences et des arts, il nous initie au secret de cette corruption de mœurs qui dégénérait en tyrannie chez les rois, en vénalité chez les juges, en avarice, en jalousies, en haines, en paresse chez presque tous les citoyens. Mais en même temps que les justes plaintes d’Hésiode annoncent un état rongé de vices nombreux, une société différente de celle que nous représente Homère, le poëte remonte, sous le