Page:Falconnet - Petits poèmes grecs, Desrez, 1838.djvu/127

Cette page a été validée par deux contributeurs.

tout l’auditoire. Il semble que le dieu des combats leur inspire son ardeur et leur fournit lui-même des armes. Ils chaussent d’abord leurs bottines : elles sont faites de peaux de fèves qu’ils ont façonnées avec soin ; c’est le travail d’une nuit passée à ronger de ces légumes pour leur donner la forme convenable. Leurs cuirasses sont faites de chalumeaux réunis par des lanières de cuir, dépouille d’un chat qu’ils ont écorché eux-mêmes. De petits morceaux de cuivre, pris du fond d’une lampe, leur tiennent lieu de bouclier. De longues aiguilles, instrumens de guerre tout d’acier, leur servent de lance ; enfin leurs tempes sont pressées dans des coques de noix en manière de casques. Telle est l’armure des rats.

Dès que les grenouilles les aperçoivent, elles sortent de leurs marais et se rassemblent à terre. Tandis qu’elles considèrent quelle peut être la cause des mouvemens et du fracas qu’elles entendent, un héraut s’avance vers elles. Il porte un sceptre pour marque de sa dignité. C’est Embasichytre[1], fils du généreux Tyroglyphe[2] ; chargé du funeste message, il s’exprime ainsi :

« Ô grenouilles, les rats m’envoient vers vous avec des paroles menaçantes et pour vous avertir de vous préparer au combat. Ils ont reconnu sur les eaux l’infortuné Psicharpax, auquel votre reine Physignathe a fait perdre la vie. Que tout ce qu’il y a parmi vous de braves guerriers s’arme donc et s’apprête au combat ! »

Leur ayant ainsi annoncé la guerre, il s’en retourne. Ce discours, entendu par les grenouilles, répand le trouble dans l’assemblée. Pour faire cesser les plaintes et les reproches, Physignathe s’étant levée parle ainsi :

« Amies, je n’ai point été la cause de la mort de Psicharpax ; je n’en fus pas même le témoin. Son imprudence a causé sa perte. Il a voulu jouer sur les eaux et nager à la manière des grenouilles ; il s’est noyé lui-même, et ses compagnons m’accusent à tort d’un fait dont je suis très-innocente. Hâtons-nous de délibérer par quel stratagème nous pourrons venir à bout de détruire ces perfides ennemis. Quant à moi, je pense que le meilleur parti que nous puissions prendre, c’est de nous mettre sous les armes le long des bords de cet étang, à l’endroit où le terrain est le plus escarpé : dès que nos adversaires s’élançant fondront sur nous, chaque grenouille saisira par le casque le guerrier le plus proche d’elle, et nous les précipiterons dans cet étang avec leurs armes. Comme ils ignorent l’art de nager, ils n’échapperont point au péril, et nous élèverons bientôt sur la rive un trophée de rats immolés. »

Elle dit, et toutes aussitôt se revêtent de leurs armes. Elles entourent leurs jambes avec des feuilles de mauves qui leur servent de bottines. Les cuirasses sont de larges feuilles de poirée verte, des feuilles de choux bien façonnées servent de bouclier ; de longues branches de jonc acéré font l’office de javelots ; enfin chaque guerrière se couvre la tête d’une petite coquille en guise de casque. La troupe ainsi armée se range sur les bords élevés de l’étang : une ardeur guerrière transporte tous ces combattans et leur fait brandir leurs lances.

En ce moment, Jupiter ayant convoqué tous les dieux dans le ciel étoilé, leur montre cette multitude guerrière et la valeur des combattans, leur nombre, leur stature et la longueur de leurs javelots. Telle on voyait s’avancer la troupe des Centaures ou celle des Géans. Le maître des dieux demande alors, en souriant avec douceur, s’il y a quelqu’un parmi les immortels qui veuille entrer dans le parti des grenouilles ou dans celui des rats, et s’adressant à Minerve :

« Ma fille, lui dit-il, marcheriez-vous au secours des rats ? On les voit sans cesse trotter dans votre temple, attirés par la fumée et les bribes des sacrifices. »

Ainsi parle le fils de Saturne. Minerve lui répond en ces mots :

« Ô mon père ! à quelque extrémité que les rats puissent être réduits, on ne me verra jamais les secourir. Ils m’ont causé de trop grands dommages ; ils ont détruit les couronnes de fleurs qui me sont offertes ; et mes lampes ont cessé de brûler parce qu’ils ont enlevé l’huile. Mais ils m’ont fait une injure à laquelle j’ai été encore plus sensible. J’avais fait de mes mains un beau manteau dont la trame était très-fine : les perfides me l’ont rongé, et y ont fait mille trous. J’ai appelé un ouvrier pour réparer le dégât ; mais il m’en coûtera cher, et voilà ce qui me met en colère. J’avais eu recours aux emprunts pour achever ce bel ouvrage, et je suis hors d’état de rendre. Je ne suis pas plus disposée à prendre parti pour les grenouilles : il n’y a pas davantage à compter sur elles. Je me souviens qu’une fois, étant accablée de lassitude au

  1. Qui saute dans la marmite.
  2. Cave-fromage.