Page:Falconnet - Petits poèmes grecs, Desrez, 1838.djvu/126

Cette page a été validée par deux contributeurs.

au sujet de ton ventre ! Je pourrais vanter moi aussi les merveilles qu’on voit chez nous, soit dans nos marais, soit sur terre. Le maître des dieux a donné aux grenouilles la faculté de vivre dans plus d’un élément : il nous est libre de parcourir les terres en sautant, ou de nous plonger dans les eaux. Si tu es curieux de t’en convaincre, la chose est facile : viens sur mon dos, serre-moi fortement dans la crainte de périr, et tu goûteras un plaisir infini à visiter ma demeure ! »

À ces mots, elle lui présente la croupe. Psicharpax y saute d’un léger bond et la tient embrassée par le cou.

Ravi de voir Physignathe nager sous lui, Psicharpax ne se sentait pas d’aise en considérant les divers renfoncemens de la rive qui formaient autant de petits ports voisins les uns des autres. Bientôt l’onde devenant agitée, il se sentit mouillé ; alors il a recours aux larmes, aux plaintes inutiles et tardives, il s’arrache des poils et replie ses pieds sous son ventre. Une situation si étrange le jette dans un trouble extrême : tantôt il porte ses regards vers le bord ; tantôt, en proie à de mortelles alarmes, il gémit et soupire amèrement. D’abord il abaisse sa queue à la surface des eaux, et, s’en servant comme d’une rame, il la traîne après soi. Puis se sentant de plus en plus surmonté par les vagues armées, il supplie les dieux de le ramener au rivage. Enfin il pousse d’horribles cris, et sa bouche laisse échapper ces paroles :

« Le noir taureau qui conduisit autrefois Europe à travers les flots dans l’île de Crète ne porta jamais sur son dos le poids que l’amour lui imposait, aussi facilement que cette grenouille me transporte à cette heure sur les eaux vers son habitation. Comme son corps verdâtre s’élève au-dessus de l’onde blanchissante ! »

Tout à coup, horrible spectacle pour tous les deux ! une hydre leur apparaît relevant sa tête au-dessus des ondes. Physignathe ne l’aperçut pas plus tôt qu’elle fit le plongeon, sans penser quel noble ami elle allait perdre ; elle descendit au fond de l’abîme, et par là elle évita un destin cruel. Psicharpax, ainsi abandonné, tomba renversé sur son dos. Il agite inutilement les pieds, et près de périr, il fait entendre un cri plaintif. Tantôt il descend au-dessous de l’eau, tantôt il remonte à la surface, et frappant du pied, il se relève et surnage. Il ne put cependant se dérober à sa destinée. Son poil pénétré par l’eau, ajoutait à sa pesanteur naturelle. Il touchait à son dernier moment lorsque s’adressant à Physignathe :

« Tu n’échapperas point aux dieux, lui dit-il, après le crime que tu viens de commettre. Tu as causé ma perte en me précipitant de dessus ton dos comme de la cime d’un rocher. Sur terre, perfide, tu ne te serais jamais montrée supérieure à moi dans aucune espèce de combat, ni au pugilat, ni à la lutte, ni à la course ; mais c’est en employant la ruse que tu m’as précipité au fond des eaux. L’œil des dieux est un œil vengeur. Un jour tu porteras la peine de ta perfidie ; c’est à l’armée des rats à t’en punir, tu ne saurais leur échapper. »

À ces mots il expire sous les eaux.

Cependant Lichopinax[1], assis sur les bords fleuris de l’étang, avait été témoin de ce malheur ; il en gémit amèrement et se hâte d’aller l’annoncer aux autres rats.

Dès qu’ils apprirent le triste sort de leur compagnon, ils entrèrent en fureur. Les hérauts reçurent ordre de convoquer le lendemain matin une assemblée dans le palais de Troxarte, père du malheureux Psicharpax, dont le cadavre, éloigné de la rive, flottait au milieu du marais.

Au lever de l’aurore, les rats s’étant rendus en hâte au conseil, Troxarte le premier se leva au milieu de l’assemblée, et dans le ressentiment que lui causait la perte de son fils, il parla en ces termes :

« Chers compagnons, quoique jusqu’à présent j’aie été seul à souffrir de l’insolence des grenouilles, les mêmes malheurs vous menacent tous. Infortuné que je suis ! j’avais trois fils et je les ai perdus tous les trois. Un chat odieux m’a ravi l’aîné ; il l’a surpris comme il sortait de son trou. Les mortels, plus cruels encore, ont causé la mort du second avec des machines d’une invention nouvelle : ils ont fait servir le bois à leur artifice en construisant ce qu’ils appellent des souricières, qui sont le fléau de notre espèce. Il m’en restait un troisième qui réunissait toute ma tendresse et celle d’une mère chérie ; mais une grenouille cruelle, en l’entraînant dans l’abîme, lui a fait perdre la vie. Sus donc, prenons les armes, et précipitons-nous sur les grenouilles après avoir revêtu nos armures étincelantes. »

Ce discours a un plein effet ; il persuade

  1. Lèche-plat.