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deux étant montés sur cette couche, Anchise détache la brillante parure de Vénus, les bracelets arrondis, les boucles d’oreilles et les colliers ; il dénoue sa ceinture, enlève à la déesse ses vêtemens superbes et les place sur un siège enrichi de clous d’argent. Ainsi, par la volonté des dieux et des destins, un homme sans le savoir reposa dans les bras d’une immortelle.

A l’instant où les pasteurs ramenant des pâturages émaillés de fleurs les bœufs et les grasses brebis les reconduisent à l’étable, Vénus répand sur Anchise le plus doux, le plus profond sommeil et reprend ses vêtemens magnifiques. Ainsi vêtue, la puissante déesse s’arrête à l’entrée de la bergerie : sa tête touche le sommel de la porte ; son visage rayonne d’une beauté divine, beauté qui n’appartient qu’à Cythérée couronnée de violettes. Elle réveille aussitôt Anchise et lui dit :

« Fils de Dardanus, lève-toi ; pourquoi rester ainsi plongé dans le sommeil ? considère mes traits et dis si je te parais telle que j’étais lorsque tes yeux m’ont vue pour la première fois. »

À ce discours, Anchise se réveille ; mais dès qu’il aperçoit le cou et les yeux de Vénus, il est saisi de crainte et détourne la vue : puis, se couvrant le visage de sa tunique, il implore la déesse en ces mots :

« Divinité puissante, dès que je vous ai vue je vous ai reconnue pour une déesse : vous ne m’avez pas dit la vérité ; mais je vous en conjure à genoux, par Jupiter, dieu de l’égide, ne permettez pas que je vive misérable parmi les hommes ; prenez pitié de moi, car la vie n’est pas longue pour l’homme qui s’est uni d’amour aux déesses.

— Anchise, héros plein de gloire, lui répond, la fille de Jupiter, rassure-toi ; que ton esprit cesse de se troubler : tu n’as rien à craindre ni de moi ni des autres divinités, car tu es aimé des dieux. Un fils te naîtra qui régnera sur les Troyens ; ses enfans engendreront à jamais d’autres enfans. Il portera le nom d’Énée, parce que je souffre une douleur terrible pour avoir reposé dans les bras d’un mortel : ceux de ta race seront illustres entre tous : ils égaleront presque les dieux par l’intelligence et la beauté. Ainsi jadis Jupiter enleva le blond Ganymède à cause de son admirable beauté, pour le mettre au rang des divinités et pour être l’échanson des dieux dans le palais de Jupiter, et depuis il est honoré de toute la céleste assemblée quand il puise le rouge nectar dans un cratère d’or. Cependant Tros, ignorant en quel lieu la tempête avait emporté son fils, éprouvait un chagrin profond : ses gémissemens étaient continuels. Jupiter en eut pitié ; il lui donna pour la rançon de son fils des coursiers rapides destinés à porter les dieux. Tel fut le présent de Jupiter. Par son ordre, Mercure, le messager des dieux, lui annonça en outre que ce fils était pour jamais affranchi de la vieillesse et de la mort. Tros, ayant reçu le message de Jupiter, cessa de gémir ; son âme ressentit une joie extrême, et dans son bonheur il poussa dans la plaine ses coursiers aussi rapides que le vent. De même encore, la brillante Aurore enleva un de vos aïeux, Tithon, semblable aux divinités. Elle se rendit ensuite auprès du redoutable Jupiter, et lui demanda que son époux fût immortel et vécût éternellement. Jupiter lui promit de réaliser ses désirs. Insensée ! La vénérable Aurore ne songea pas à assurer à son époux une jeunesse éternelle et à lui épargner les chagrins de la vieillesse. Tant qu’il fut à la fleur de l’âge, il habita les bords de l’Océan aux extrémités de la terre, à côté d’Aurore, la fille du malin ; mais quand la blancheur vint argenter ses cheveux et sa barbe épaisse, l’Aurore abandonna la couche de Tithon ; elle continua cependant à le nourrir de pain et d’ambroisie dans ses demeures, à lui fournir des vêtemens magnifiques. Mais quand arrivé aux derniers termes de la vieillesse il ne pouvait plus ni mouvoir, ni soulever ses membres, voici le parti qui parut le meilleur à Aurore : elle le plaça dans une chambre dont elle ferma soigneusement les portes : là sa voix ne peut presque se faire entendre ; il n’a plus ce qui animait jadis ses membres agiles.

» Je ne veux donc point te mettre au rang des dieux pour te rendre immortel et te faire vivre à jamais. Mais tant que tu seras comme aujourd’hui dans l’éclat de ta beauté et de ta noble taille, tu seras appelé mon époux, nul chagrin n’obscurcira ton esprit plein de sagesse. Enfin le jour viendra où tu seras soumis à la froide vieillesse, triste sort de tous les humains, à la vieillesse importune et pénible que les dieux mêmes ont en horreur ; alors dans l’assemblée des dieux j’éprouverai à cause de toi une honte éternelle. Auparavant ils craignaient mes discours et mes conseils, car je les avais tous soumis, je leur avais inspiré le désir de s’unir à des