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il en est des idées comme des hommes : elles passent, et la génération oublieuse conserve à peine leur souvenir. L’antique et étroite constitution sacerdotale des Pélasges fut rompue par la nouvelle race turbulente de ces Grecs si vifs et si avides de combats. Ils viennent après elle, brisent les premiers liens et l’effacent tout entière. De nos jours, il ne nous est pas possible de rebâtir cet ordre social à l’aide des données historiques. Une époque a tué l’autre. Nous connaissons sa mort sans connaître sa vie : c’est la seconde époque de la civilisation grecque, l’époque héroïque.

Celle-là nous est récitée tout entière par les rapsodes : Homère la commence et Hésiode la finit. Dans les œuvres de celui-ci se trouve un poème didactique, les Travaux et les Jours, qui trahit déjà l’avenir d’une crise dans cette société : les besoins matériels, développés par la guerre et les rapines, demandent à être satisfaits, le luxe est devenu une nécessité, l’élégance gracieuse de la vie remplace les appétits grossiers et avides ; les grandes familles héroïques disparaissent, elles sont débordées de tous les côtés par le commerce : ses progrès envahissent et nivellent toute aristocratie, ils se multiplient par les nombreuses constructions des villes dans un pays essentiellement maritime. Les traditions de la poésie restent seules comme héritage des temps héroïques ; leur suprématie politique réelle s’anéantit. Alors nous apparaît un développement intellectuel tout à fait libre et indépendant : nulle influence ne pèse sur lui ; il n’est pas resserré dans le cadre étroit mais brillant de la théocratie de l’Orient ; il ne la dirige pas, comme chez les Romains, dans un but politique : il est isolé de tout contact, de toute utilité ; il est fier et agit hardiment dans toute cette liberté conquise ; il n’a plus d’autre mobile que l’impulsion naturelle des besoins de l’intelligence. Les arts et les sciences, la poésie et la philosophie vivent alors par eux-mêmes : ils sont parce qu’ils sont ; indépendans de l’état et du sacerdoce, ils forment une puissance à part, puissance multiple, puissance active, puissance redoutable qui n’obéit à aucune idée.

Dans cette troisième époque il est des événemens principaux qui nous servent à expliquer les modifications de la poésie grecque. Ils tiennent à la gloire nationale, à l’histoire, de la Grèce ; mais il faut les comprendre pour bien les apprécier. Le premier est la guerre des Perses, dans laquelle les Grecs luttèrent pour la liberté de leurs foyers contre une puissance colossale, mais peu appréciée de sa nature. Cette guerre fut propice par ses résultats matériels et bien plus encore par les avantages moraux qui en ressortaient. L’unité se fit un instant parmi eux : le danger les réunit et les resserra. Un élan sublime anima la poésie pour chanter le triomphe, et le vertige qui suivit la victoire aida aux arts et aux sciences. La nationalité fut plus forte et plus vivace que jamais ; elle se produisit hardiment dans les œuvres de l’imagination ; elle fut pendant quelque temps le but des poètes.

Les conquêtes d’Alexandre forment ce second événement, qui ne devait avoir qu’un seul reflet dans les fastes de l’histoire humaine de nos jours. Le héros entraîne à sa suite, avec les armées grecques, l’élément et le caractère de leur civilisation ; il remue sur le sol de l’Asie les idées et les institutions et les hommes ; il mêle deux natures, il rapproche deux mondes : il unit l’Europe à l’Asie. Envoyé de Dieu, il joue le premier le rôle de conquérant ; il confond les nations, il défait les limites des empires, il crée des provinces là où se trouvaient des royaumes, il détruit et fait un chaos que les idées intelligentes de la Grèce devaient féconder pour l’avenir. Dans le cercle ainsi tracé de la supériorité de la Grèce, son plus beau temps, celui où la civilisation se développe par le commerce, par la philosophie, par la littérature, par la poésie, par tous les chefs-d’œuvre de l’intelligence humaine, est compris dans le court intervalle de trois siècles environ, qui se sont écoulés de Solon à Alexandre.

Solon favorisa surtout la liberté de pensée ; il l’activa, et par la souveraine protection dont il l’ennoblit, il excita toutes les œuvres à se produire. C’est de lui que date toute la gloire d’Athènes, devenue centre de la civilisation grecque. Jusque-là les Grecs possédaient bien des chants destinés à soutenir leur courage pendant les guerres, à réveiller le sentiment patriotique ; des poëmes de joie, d’amour ou de colère, les livres homériques existaient, mais ils n’étaient pas réunis : il les